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GENESE DE LA CLASSIF1CA1l0N DES SCIENCES D'AUGUSTE COMTE Annie PETIT RESUME : Comte presente souvent sa classification des sciencesfort dogmatiquement. Nous etudions ici sa genese apartir des ceuvresde jeunesse. Un double mouvement est analyse: d'une part, la presentation d'« etats» successifs des connaissances est peu a peu promue en « loi ».. d'autre part, dans ses enonces de l'ordre des sciences positives, Comte, multipliant et affinant ses criteres,finit par etablir ce qu'il appelle son « echelle encyclopedique» et sa « hierarchie des sciences ». Nous montrons comment Comte fait se correspondre les operateurs de distribution theorie/pratique, general/particulter, fondamental/applique, abstrait/concret et comment i/ les articule hierarchiquement. Les enjeux de la classification comtienne sont aussi precises : toujours IMe au souci d'etablir un plan d'education scientifique, elle l'est aussi a des visees socio-politiques generales car une bonne education scientifique est pour Comte la condition d'une regeneration sociaIe. Auguste Comte a toujours presente sa classification des sciences comme une des «idees fondamentales » de la philosophie positive; et elle en est sans doute, avec la « loi des trois etats », l'une des theses les plus celebres. Cette notoriete vient surtout du Cours de philosophie positive* et tout particulierement des fermes exposes des lecons d'ouverture, souvent reprises, reeditees et commentees par les disciples et les critiques. II est done bien connu que le Cours considere six sciences fondamentales : mathematiques, astronomie, physique, chimie, biologie et physique sociale ou sociologie; que cette classification est, comme Ie proclame Ie titre meme de la seconde lecon, une « hierarchie » ; que celle-ci traduit l'ordre d'accession des sciences ala positivite, qui a ete d'autant plus rapide que les phenomenes dont elles se preoceupent sont plus simples, plus generaux, plus faciles d'acces a l'homme, car plus independants de lui. Mais comment Comte a-toil etabli cette hierarchie et ces criteres d'ordonnance? Y a-toil toujours distingue les memes echelons? Nous * Les references des textes d' Auguste Comte utilises sont precisees dans la Bibliographie, p.l02. Revue de synthese : IV S. N''' 1-2, janv.-juin 1994. 72 REVUE DE SYN1HESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 proposons de faire ici la genese de ces theses en soulignant dans la classification comtienne des sciences une historicite souvent gommee par les allures systematiques que Comte lui-meme s'est applique a donner a sa philosophie. I. - LES ENONCES DES <EUVRES DE JEUNESSE De 1814 a 1816, le jeune Comte a fait de brillantes - et tumultueuses - etudes a l'Ecole polytechnique. En 1817, il rencontre Claude-Henri de Saint-Simon, devient pour quelques mois son secretaire et, pour quelques annees, son associe et ami. En ces temps-hi, Auguste Comte hesite sur sa vocation. D'un cote, la vie trepidante du « publiciste » l'enthousiasme; comme tant d'autres alors, il proclame l'urgence de reformes politicosociales, il met sa plume au service d'une societe qu'il voudrait guerir des desordres et des desarrois, De l'autre, les sciences et les mathematiques le passionnent; il veut les enseigner et en clarifier la philosophie. Fougueuse jeunesse : il veut mener de front les deux sortes de travaux 1. Puis, en meme temps que s'accusent les dissensions avec l'industrialisme moralisateur de son ex-maitre 2, Comte decouvre l'intrication intime de ses recherches sociales et scientifiques, et il entreprend la construction de tout un systeme de philosophie des sciences ou seraient etablies les conditions d'une nouvelle science sociale : c'est la « philosophie positive » dont le plan suit une classification des sciences entierement repensee. Mais d'ou la tire-toil ? Dans la deuxieme lecon du Cours de philosophie positive qui l'expose, Comte refuse tout net « toutes » les echelles et classifications jusqu'ici proposees 3. Malgre l'estime avouee pour quelques grands ancetres - Bacon, Descartes, Galilee, D'Alembert et Condorcet" - Comte ne se donne comme veritable predecesseur que... lui-meme : un texte de 1822 et sa version de 1824, des articles de 1825 sont rappeles comme origines de I'originalite de leur auteur, lieux de naissance et d'explicitation de ses innovations. 11 s'agit ici de suivre ce mouvement fondateur et d'en reperer les etapes. 1. cr. lettre a Valat, 28 sept. 1819, CO". I, p. 64. 2. La rupture eut lieu en 1824: cf. infra, p. 73 n.6 et p. 81. 3. C, I, I'" I., p. 43-44. 4. cr, par ex., C, I, 1'"I., p. 23 et 27; 2'1., p. 43,45,47,49; 2'1., p. 43, 46. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE 1. LES DECOUVERlES DE L'« OPUSCULE FONDAMENTAL 73 ». 1) Comte date explicitement, et a plusieurs reprises, d'un « travail decisif'» de 1822 - souvent designe comme « opuscule fondamental » - les « decouvertes» ayant determine « irrevoeablement » 1a direction de toute son eeuvre', De plus, ce sont precisement les circonstances de publication de ce texte qui occasionnent 1a rupture entre Comte et SaintSimon 6. Or, si ron confronte 1edit « opuscule fondamental » aux « considerations generales» des lecons de presentation du Cours, qui en exposent Ie but (l01.) et le plan (2°1.), 1a filiation determinante n'est pas toujours bien evidente. Certes, Comte enonce dans l'opuscule la succession des « trois etats » que la premiere lecon du COUTS presentera d'emblee comme « grande loi fondamentale » et, des 1822, i11es caracterise en des termes et avec des precisions fort proches du texte publie en 1830; cependant, dans l'opuscule, bien qu'il souligne l'importance de ses propos, Comte ne leur donne pas explicitement statut de « loi »7. Quant a la classification des sciences, la dissemblance entre 1es declarations de 1'« opuscule fondamental» et les developpements du COUTS est beaucoup plus grande 5. Des 1824, il en parle a son ami Valat comme d'« un ouvrage capital»; Ie Cours de philosophie positive reitere ces affirmations: dans 1'« Avertissement» de 1830, dans la premiere IC9Qn (C.. I, p. 21, p.22 note), dans 1'« Avertissement» du tome VI (C., 1842, II, p.466467); en 1854, lorsqu'il reedite quelques oeuvres de jeunesse en « Appendice » du tome IV du Systeme de politique positive, afin de bien montrer la « parfaite harmonie » de ses travaux, Comte souligne encore I'importance determinante de I'opuscule de 1822 (S., IV, p. I et III); ilia redit en 1855 aux premieres pages de I'Appel aux conservateurs (Pref., p. 4). 6. En 1822, Ie texte (cite ici Plan) faisait partie d'une collection de Saint-Simon - Du Systeme industriel - dans un volume intitule Suite des travaux ayant pour objet de fonder le Systeme industriel, Du Contrat social; il etait signe par « Auguste Comte, ancien eleve de Polytechnique », et precede d'une Preface de Saint-Simon ou celui-ci presentait Ie travail de son « collaborateur et ami» avec enthousiasme, allant jusqu'a declarer qu'il « correspond au Discours preliminaire de I'Encyc/opedie par D'Alembert»! Deux ans plus tard, rien ne va plus: lorsque Saint-Simon veut republier Ie texte de 1822 comme « Cahier » de son Catechisme des industriels, Comte, persuade de sa vigueur novatrice, se scandalise. En fait, Comte jugeait ne plus guere devoir a Saint-Simon depuis 1820. Sur tout ceci, cf. Henri GOUHIER, La Jeunesse d'Auguste Comte et la formation du positivisme, 3 vol., Paris, Vrin, 1933, 1936, 1941 (cite par la suite comme La Jeunessey, t. III. Continuant d'orienter ses travaux dans Ie sens du Catechisme, Saint-Simon, en 1824, construit un Nouveau Christianisme et publie ses Opinions philosophiques, litteraires et industrielles. 7. L'enonce de la suite des « trois etats », donne vers Ie milieu de I'opuscule (S., IV, p. 7778), est ainsi introduit : « Tel est Ie point de vue culminant et definitif auquel il faut se placer. De ce point de vue, il est aise de resserrer, dans nne serie de considerations tres simples, la substance de tout ce qui a ete dit depuis Ie commencement de cet opuscule. II reste a faire cette importante generalisation, qui peut seule foumir les moyens d'aller plus loin, en permettant de rendre la pensee plus rapide... » Ensuite, Comte presente son enonce comme un « resume historique general». 74 REVUE DE SYNTIIESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 encore. En 1822, 1aquestion n'est traitee que dans deux courts passages, et ne parait pas avoir pour Comte de reel interet en elle-meme. Un premier enonce suit immediatement 1a presentation des « etats » : « Les hommes auxquels la marche des sciences est familiere peuvent aisement verifier l'exactitude de ce resume historique general par rapport aux quatre sciences fondamentales aujourd'hui positives: l'astronomie, la physique, la chimie et la physiologie, aussi bien que pour les sciences qui s'y rattachent» 8. Dans cette maniere de distinguer des sciences «fondamentales » et d'autres « qui s'y rattachent », comme dans la designation des quatre sciences fondamentales, Comte semble ici se referer Ii une sorte d'opinion partagee, qu'il ne juge pas necessaire de justifier. Une precision ulterieure sur la situation de la « physiologie » - sa positivite recente est telleque l'esprit positify voisine encore avec les deux autres etats d'esprit - suggere que la liste des quatre sciences « fondamentales » est ordonnee selon l'anciennete ; mais aucune explication n'est donnee sur la precocite ou la tardivete de ces sciences. Disons done que si Comte enonce dans ce texte une sorte d'ordre des sciences, it se contente de Ie constater empiriquement. Un autre passage de l'opuscu1e de 1822 ordonne les sciences: « Les sciences sont devenues positives, l'une apres l'autre, dans l'ordre ou il etait naturel que cette revolution s'operat. Cet ordre est celui du degre de complication plus ou moins grand de leurs phenomenes, ou, en d'autres termes, de leur rapport plus ou moins intime avec l'homme. Ainsi, les phenomenes astronomiques d'abord, comme etant les plus simples, et ensuite successivement, les physiques, les chimiques, et les physiologiques, ont ete ramenes a des theories positives; ceux-ci a une epoque toute recente. La meme reforme ne pouvait s'effeetuer qu'en demier lieu pour les phenomenes politiques qui sont les plus compliques, puisqu'ils dependent de tous les autres. Mais il est evidemment aussi necessaire qu'elle s'effectue alors, qu'il eut ete impossible qu'elle arrivat plus tot» 9. Cette fois, Ie texte est plus precis. L'ordre des positivites acquises est le meme que precedemment, mais ici sont donnees des raisons liees aux caraeteristiques des objets des sciences et Ii 1a situation du sujet connaissant - degre de simplicite ou de complication, ou d'intimite ; et cet ordre, presente comme « naturel », est explicitement un ordre historique. Cependant, il est aussi tres clair que le souci de Comte dans ce texte n'est 8. Plan, p. 78. 9. Plan, p. 79-80. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE 75 pas de classer les sciences: disons qu'il ne repond pas a une curiosite epistemologique, ou plutot que cet aspect est secondaire, l'enjeu principal est de repondre a une double question politico-historique : il s'agit d'expliquer « pourquoi la politique n'a pas pu devenir plus tot une science positive et pourquoi elle y est appelee aujourd'hui » 10; l'interet du probleme de l'ordre des sciences est subordonne a l'urgence d'un tout autre ordre, de l'ordre social. De plus, la « politique » semble avoir vocation a un statut different des autres sciences: n'est-elle pas annoncee comme une science de « l'ensemble » par rapport aux sciences « particulieres » II? Quoi qu'il en soit, la question de la classification des sciences parait traitee plutot de facon rapide et marginale que « fondamentale » dans l'opuscule de 1822. 2) On peut meme se demander si Comte y « decouvre » vraiment a ce sujet quelque chose. En effet, des 1820, un autre opuscule comtien, Sommaire appreciation de l'ensemble du passe modeme", formulait de maniere tres comparable ce que Comte pretend « surgi » dans son opuscule fondamental. Les appellations « theologiques », « metaphysiques » et « positif », deja presentes et etablies dans cet ordre 13, y etaient aussi deja liees a une classification des sciences dans un « ordre naturel », refere ala meme raison qu'en 1822 et donnant une meme suite des sciences: « Les sciences sont successivement devenues positives dans l'ordre naturel qu'elles devaient suivre pour cela, c'est-a-dire dans celui du degre plus ou moins grand de leurs rapports avec l'homme. C'est ainsi que l'astronomie d'abord, la physique ensuite, plus tard la chimie, et de nos jours enfin la physiologie, ont ete constituees sciences positives» 14 ; 10. Plan, p. 79. 11. Cf. in Plan, p. 79, une des raisons donnees par Comte la tardivete de la constitution de la politique comme science : « iI fallait que toutes les sciences particulieres fussent suceessivement devenues positives; car I'ensemble ne pouvait etre tel quand tous les elements ne l'etaient pas. » 12. Ce texte est pam d'abord sous la signature de Saint-Simon dans L'Organisateur, comme 8' et 9' lettres. 13. Le commentaire des passages sur les « etats » n'est pas ici notre propos, mais tout en soulignant les rapports entre Ie texte de 1820 et celui de 1822/1824, on remarquera qu'en 1820 les termes « theologique », « metaphysique » et « positif» sont plutot employes comme des qualificatifs, alors qu'en 1822/1824, leur promotion en « etat » les generalise. Cf. Appreciation, p. 32: « Avant I'introduction des sciences positives en Europe, toutes nos connaissances particulieres etaient, aussi bien que nos connaissances generales, entierement theologiques et metaphysiques [...] Depuis cette epoque memorable, les sciences naturelles ont commence se baser sur des observations et des experiences [...] Elles ne sont parvenues se degager entierement des croyances theologiques et des hypotheses metaphysiques que vers la fin du seizieme siecle et les premieres annees du dix-septieme, L'epoque ou e1les ont commence a devenir vraiment positives doit etre rapportee a Bacon [...], a Galilee [...], et enfin a Descartes [...]. » 14. Appreciation, p. 32. On trouve meme une sorte de classification dans un texte de 1819, Essais sur quelques points de la philosophie mathematique, in E.J., chap. XII, p. 495, ou a a a 76 REVUE DE SYNIlIESE : IV" S. N'" 1·2, JANVIER-JUIN 1994 et ceci debouchait deja sur un programme de progression du partieulier au general et une annonce de la positivite finale de la morale et de la politique: « ... Cette revolution est pleinement effectuee par toutes nos connaissances particulieres, et elle tend evidemment a s'operer aujourd'hui pour la philosophie, la morale et la politique, sur lesquelles I'influence des doctrines theologiques et de la metaphysique a deja ete detruite aux yeux de tous les hommes instruits, sans que, toutefois, elles soient encore fondees sur des observations» IS. Qu'y a-toil done dans le texte de 1822 qui puisse justifier le statut de texte fondateur que lui a donne Comte? - Dans le contenu des propos, il y a un redoublement et un affinement des criteres de l'ordre des sciences: I'Appreciation ne donne qu'une seule raison, renvoyant au rapport au sujet connaissant; le Plan se refere aussi aux objets des sciences, aux caracteres des phenomenes qu'elles considerent, et il s'y refere d'abord. On peut parler d'une objectivation de l'ordre, et le texte de 1822 apporte done a la remarque de 1820 plus qu'une reformulation ou qu'un complement. - Quant a Ia forme, Ia mise en relief des propos est frappante dans Ie second texte : alors que dans I'Appreciation le passage est insere dans un bilan historique dont l'auteur s'applique a souligner 1'« evidence », celui du Plan des travaux, situe a la fin d'un « Expose general », est introduit, non pas comme un des points du developpement, mais comme une sorte de couronnement, une synthese qui est un point de depart philosophique. Transformation decisive: ce qui en 1820 semblait relever d'une description historique banale devient ainsi en 1822 enonce fondamental. 3) Mais le Plan est «l'opuscule fondamental » egalement pour d'autres themes qui y sont amplement developpes. Ainsi de Ia division hierarchisee entre theorie et pratique, et des rapports du general au particulier qui lui sont souvent lies. a - La division entre theorie et pratique est etablie des l'ouverture de 1'« Expose general » : Comte ordonnait Ie plan d'etudes prevu pour la formation de I'esprit philosophique : « Je pense que pour se faire des idees justes sur I'ensemble des mathematiques, il faut avoir acquis une connaissance generate des autres sciences positives, I'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie. » Des 1819 aussi Comte prevoyait d'ajouter a ces sciences positives une « politique positive». 15. Ibid. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMfiENNE 77 « La formation d'un plan quelconque d'organisation sociale se compose necessairement de deux series de travaux, totalement distinctes par leur objet, ainsi que par Ie genre de capaeite qu'elles exigent. L'une, theorique ou spirituelle [...] L'autre, pratique ou temporelle [...] La seconde serie etantfondee sur la premiere, dont elle n'est que la consequence et la realisation, c'est par celle-ci que, de toute necessite, Ie travail doit commencer [...] Elle en est l'dme, la partie la plus importante et la plus difficile[...] » 16. Separation des taches et ordre de priorite sont done enonces avec vigueur. En tout cas, sitot presentee, la division entre theorie et pratique l'est comme « division fondamentale » 17. Comte la donne meme comme une « loi » « dictee par l'imperieuse nature des choses » 18 et it multiplie les exemples de cette « necessite » : « II est peu honorable pour la raison humaine qu'on soit oblige de prouver methodiquement, quant Ii I'entreprise la plus generale et la plus difficile, la necessite d'une division qui est aujourd'hui universellement reconnue comme indispensable dans les cas les moins compliques, On admet comme une verite elementaire que l'exploitation d'une manufacture quelconque, la construction d'une route, d'un pont, la navigation d'un vaisseau, etc., doivent etre dirigees par des connaissances theoriques preliminaires, et on veut que la reorganisation de la societe soit une affaire de pure pratique Ii confier Ii des routiniers ? » 19 ; « II ne peut etre rien fait d'essentiel et de solide, quant Ii la partie pratique, tant que la partie theorique n'est pas etablie ou du moins, tres avancee, Proceder autrement, ce serait construire sans bases, faire passer la forme avant Ie fond» 20. Comte utilise d'autres couples de termes pour traduire la division hierarchisee dont it se fait ici le champion - generalite et parties 21 (p. 61), vue d'ensemble et de detail 22, conception et execution 23, speculation et action 24 - et il s'attache toujours Ii souligner la portee generate de ces divisions. b - Le caractere determinant de ces couples methodiques se retrouve d'ailleurs Ii l'autre bout de l'opuscule, ou Comte s'en sert pour juger les 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. Plan. p. 63, Plan. p.63. Plan. p. 65. Plan. p.66, Plan. p. 69, Plan. p.61. Plan. p. 64. Plan. p. 66, Plan. p. 66, nous soulignons. nous soulignons. nous soulignons. 67. 68. 78 REVUE DE SYNTHESE : IV'S. N'" 1·2, JANVIER-JOIN 1994 travaux de ses predecesseurs 25. A Montesquieu il sait gre d'avoir eu un projet theorique : de s'etre «propose de rallier, autant que possible, sous un certain nombre de chefs principaux, tous les faits politiques dont il avait connaissance et de mettre en evidence les lois de leur enchainement » 26. Cependant, il se serait perdu dans des explications de detail: « Montesquieu n'a pas apercu le grand fait general qui domine tous les problemes politiques, dont il est Ie veritable regulateur » 27; il s'est egare dans des « considerations secondaires » (forme de gouvemement, elimat) 28; et n'a pas « concu » le « travail general» necessaire 29. Condorcet qui, lui, a bien « concu x «Ia veritable nature du travail general », I'a fort mal « execute» 30. Deux critiques principales lui sont faites par Comte. D'une part, il n'a pas su distribuer Ies epoques de la civilisation, n'en a meme pas presente une serie hornogene, alors que cela aurait d6 etre « l'objet d'un premier travail general», lequel devait prendre modele sur les classifications des « naturalistes » : « Le principe fondamental de cette methode est etabli depuis qu'il existe, en botanique et en zoologie, des classifications philosophiques, c'est-a-dire fondees sur des rapports reels, et non sur des rapprochements factices. II consiste en ce que l'ordre de generalite des differents degres de division soit, autant que possible, exactement conforme a celui des rapports observes entre les phenomenes a classer. De cette maniere, la hierarchic des families, des genres, etc., n'est autre que l'enonce d'une serie coordonnee de faits generaux, partagee en differents ordres de suites, de plus en plus particulieres [...] Les motifs pour disposer, dans l'histoire de l'espece humaine, les differentes epoques de la civilisation suivant leurs rapports naturels, sont absolument semblables a ceux des naturalistes pour ranger d'apres la meme loi les organisations animales et vegetales [...] Ainsi [...]la division principale des epoques doit presenter l'apercu le plus general de l'histoire de la civilisation. Les divisions secondaires [...] doivent offrir successivement des apercus de plus en plus precis de cette meme histoire »31. D'autre part, Comte deplore que Condorcet se soit laisse entrainer par « l'esprit critique» et les « prejuges » de son temps, en multipliant les condamnations du passe 32 : ainsi a-toil « transporte ades systemes entiers 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. Plan, p. Plan, p. Plan, p. Plan, p. Plan, p. Plan, p. Plan, p. Plan, p. 106. 106. 107, nous soulignons. 107, 108. 109. 109-119. 110-111, nous soulignons. 114.116, nous soulignons. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE 79 d'institutions et d'idees ce qui n'est relatif qu'a des/aits secondaires » et montre « l'impuissance d'apercevoir dans toutes ses parties principales l'enchainement naturel des progres de la civilisation », Bref, Comte reproche a Condorcet la non-pertinence de ses vues generales, et, bien que fort differemment de Montesquieu, c'est encore l'esprit de generalite qui est ici pris en defaut. La critique des deux autres tentatives examinees s'en refere encore aux ordres de priorite etablis dans les couples methodiques du debut de l'opuscule. Comte les presente ensemble car «traitant la politique comme une application d'autres sciences positives ». L'une use, abuse plutot seIon Comte, de l'analyse mathematique en negligeant ses particularites restrictives 33, l'autre ramene la science sociale a la physiologie, fait de celle-la « la simple consequence directe » de celle-ci34. Dans les deux cas, ce sont des fautes de classement que denonce Comte : mauvaise evaluation des conditions de validite de 1'« application », generalisation excessive du domaine des mathematiques appliquees, confusion du fondamental et du secondaire 35 et meconnaissance d'irreductibles distinctions - de la « grande division fondamentale de nos connaissances positives en etude des corps bruts et etude des corps organises» et des rapports entre phenomenes physiologiques et phenomenes moraux et politiques 36. Les erreurs des uns et des autres relevent done d'une insuffisante meditation des conditions theoriques de la science politique, d'une errance des conceptions dont heritent tous les travaux menes ainsi sans bases fermes et sans fondement. A la fin de ce quadruple examen, Comte revient sur l'urgence d'etablir « la conception generale du nouveau systeme social », presse de « regarder la science politique comme une physique particuliere », et expose les deux ordres de travaux qu'elle impose: « l'un, de travaux generaux ; l'autre, de travaux particuliers [...]. L'une et l'autre classe de travaux [...] 33. Plan. p. 119-124. Comte precise des Ie Plan que les limites de l'emploi des mathematiques ne sont pas circonstancielles mais intrinseques : «non seulement dans l'etat present de nos connaissances, mais dans Ie plus haut degre de perfectionnement auquel elles soient susceptibles d'atteindre, toute grande application du calcul a la science est et restera necessairement impossible [...j En effet, de quelque haute importance que soit I'analyse mathematique, [...j il ne faut pas perdre de vue qu'elle n'est qu'une science purement instrumentale ou de methode [...j Bien loin de pouvoir rendre positive aucune branche de nos connaissances, elle n'aboutirait qu'a replonger l'etude de la nature dans Ie domaine de la metaphysique en transportant aux abstractions Ie role exclusif des observations. » 34. Plan. p. 124-129. 35. Panni les risques de la confusion de la physique sociale avec la physiologie, cf. Plan, p. 126 : « on serait bientot entraine a faire dependre immediatement de circonstances organiques secondaires ce qui est une consequence eloignee des lois fondamentales de l'organisation. » 36. Ces distinctions sont reprises avec insistance dans la finale du texte : cf. Plan, p. 131135. 80 REVUE DE SYNIHESE : IV' S. N"" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 sont d'ailleurs susceptibles dans leur execution de plusieurs degres de generalite » 37, Ainsi, la priorite-preeminence de la conception theorique sur toute execution pratique se redouble-t-elle d'une priorite-preeminence a accorder toujours au general par rapport au particulier. c - C'est d'ailleurs la conclusion de l'opuscule dans les quelques pages aioutees par Comte en 1824 38• II fait ainsi dependre toute la «physique sociale» d'une comprehension ordonnee du general au particuIier, d'abord sur le plan theorique puis sous Ie rapport pratique : « Dans la formation de la science politique, il faut proceder du general au particulier " [...] On doit se proposer d'abord de concevoir dans sa plus grande genera/ite Ie phenomene du developpement de I'espece humaine, c'est-a-dire d'observer et d'enchainer entre eux les progres les plus importants qu'elle a faits successivement dans les principales directions differentes, On tendra ensuite Ii donner par degres Ii ce tableau une precision de plus en plus grande, en sous-divisant toujours davantage les intervalles d'observation et les classes de phenomenes Ii observer; de meme, sous Ie rapport pratique, l'aspect de l'avenir social, determine d'abord d'une facon generale, [00'] deviendra de plus en plus dhaille Ii mesure que la connaissance de la marche de l'espece humaine se developpera davantage. La derniere perfection de la science, qui vraisemblablement ne sera jamais atteinte d'une maniere complete, consisterait, sous Ie rapport theorique, Ii faire concevoir avec exactitude, depuis l'origine, la filiation des progres d'une generation Ii l'autre, soit pour l'ensemble du corps social, soit pour chaque science, chaque art, et chaque partie de l'organisation politique; et sous Ie rapport pratique, Ii determiner rigoureusement, dans tous ses details essentiels, le systeme que la marche naturelle de la civilisation doit rendre dominant. Telle est la methode strictement dictee par la nature de la physique sociale » 40. Ainsi, en partant de meditations historico-politiques, et pour etablir la « science politique », Comte a, tout au long du Plan, developpe et multiplie les considerations sur la philosophie des sciences, sur leur histoire, 37. Cf. les precisions sur les deux ordres de travaux, generaux et particuliers, in Plan, p. 130-131 : « Le premier ordre doit avoir pour objet d'etablir la marche generale de l'espece humaine, abstraction faite de toutes les causes quelconques qui peuvent modifier la vitesse de sa civilisation, et, par suite, de toutes les diversites observees de peuple a peuple, quelque grandes qu'elles puissent etre. Dans Ie second ordre, on se proposera d'estimer I'influence de ces causes modificatrices, et, par suite, de former Ie tableau definitif dans lequel chaque peuple occupera la place speciale correspondante a son developpement propre. » 38. H. GOUIiJER a etudie avec precision les diverses modifications du texte dans un article « L'opuscule fondamental », paru dans Les Etudes philosophiques, « Auguste Comte », juil. 1974, repris in La Philosophie d'Auguste Comte. Esquisses, Paris, Vrin, 1987, p. 65-77. 39. Plan, p. 131. 40. Plan, p. 135-136, nous soulignons. 81 A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE sur leur classement - sur les rapports des unes aux autres aussi bien que sur l'ordonnance des speculations et actions de chacune. 2. L'« ECHELLE ENCYCLOPEDIQUE» DES CONSIDERATIONS DE 1825. En 1825, un nouvel opuscule deploie en mode majeur toutes les « decouvertes» de « l'opuscule fondamental ». 1) Considerations philosophiques sur les sciences et les savants: un tel titre proclame un interet resolument centre sur les sciences et revele un esprit quelque peu provocateur. En 1824, Comte et son ex-maitre ont rompu. En fait, depuis quelque temps deja leurs differends s'accusaient, particulierement sur le statut et Ie role devolus aux sciences, aux arts et a l'industrie. Pour l'auteur de la Sommaire appreciation de 1820, les agents de l'histoire sont les « savants, artistes et artisans », le plus souvent consideres ensemble, et dont l'efficace n'est ni dissocie ni hierarchise " ; par contre, Ie Plan de 1822/1824 donne un role tres privilegie a la classe des « savants» 42. Or, dans le meme temps, Saint-Simon s'en detourne plutot et met dans les industriels et les artistes une confiance de plus en plus decidee ". Apres leur rupture, Comte denonce d'ailleurs vivement chez Saint-Simon une precipitation dans la pratique, qu'il juge insane « avant que les doctrines ne soient refaites » 44. Et pendant que Saint-Simon pub lie ses Opinions litteraires, philosophiques et industrielles (1824), Comte redige ses articles de Considerations philosophiques sur les sciences et les savants: celui-ci investit decidement le do maine que celui-la a deserte, En tout cas, c'est dans ces Considerations que la classification comtienne des sciences prend toute son ampleur et toute sa portee, Dore41. Cf. Appreciation, p. 12, 19, 24, 25, 35... 42. Plan, p. 69-76. 43. Voir, par ex., Ie texte dit « La Parabole de Saint-Simon» (pam dans L'Organisateur, I"' livraison, 1819), ou dans la cornptabilite de« l'elite des producteurs» Saint-Simon donne egale valeur a un savant, a un artiste ou a un artisan. Voir aussi la repartition des membres de la « Chambre d'invention » ou les artistes occupent deux sections sur trois (projet pam dans L'Organisateur, 1820). Voir encore les projets de distribution des pouvoirs : Saint-Simon oscille entre une bipartition (pouvoir spirituel aux artistes et savants reunis, pouvoir temporel aux cultivateurs, fabricants et negociants reunis) et une tripartition (politique aux artistes, scientifique aux savants, industriel aux chefs de travaux). Cf. Du Systeme industriel, 1821, 3' partie. H. GOUHIER, in La Jeunesse, 1. III, p. 378, rappelle aussi Ie ternoignage de Mme Comte sur les conflits assez frequents entre Comte et Saint-Simon au sujet des roles respectifs des savants, artistes et industriels. 44. Cf. Corr., I, lettre a d'Eichtal, I" mai 1824, p. 82. 82 REVUE DE SYN1HESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 navant, Comte parle d'une « ecnelle encyelopedique » qu'il assume comme « sa» classification 45. 2) La rnaniere dont elle est amenee est d'ailleurs significative. Alors que dans les deux brefs passages du Plan ou il en etait question Cornte ne semblait guere lui porter d'interet pour elle-rneme, ici il lui trouve un caractere « essentiel ». Certes, comme dans les textes precedents, I'expose en est lie a celui de la suite des « etats » - qui d'ailleurs accede iei seulement au statut de « loi » 46. Mais l'ordre des sciences prend une importance propre : « C'est pendant les deux siecles ecouies [...] que les diverses branches de nos connaissances sont enfin parvenues a l'etat positif. Mais s'il importe peu pour notre objet actuel d'examiner par quels moyens ce passage s'est opere, il est au contraire tres essentiel d'observer attentivement dans quel ordre nos differentes elasses d'idees ont subi cette transformation; car cette notion est indispensable pour completer la connaissance de la loi precedemment exposee »47. On peut done meme dire que Comte etablit ici une sorte de dependance de la loi des etats a la maitrise de l'ordre des positivites. D'ailleurs, une fois les criteres explicites, Comte relie la classification aux etats de facon telle que celle-ei commande ceux-la : «Cette classification fixe done d'une maniere irresistible l'ordre du developpement de chacune des trois philosophies» 48. 3) Quant a l'ordonnance des differentes « classes », qu'apportent les Considerations? Les criteres generaux d'ordre, sont completes et affines : « Cet ordre est celui du degre de facilite que presente l'etude des phenomenes correspondants. II est determine par leur complication plus ou moins 45. C.S.S., p. 147-149. 46. Le texte commence d'emblee par l'expose de la « Ioi » ; cf. c.s.s., p. 137 : « En etudiant dans son ensemble Ie phenomene du developpement de l'esprit humain, soit par la methode rationnelle, soit par la methode empirique, on decouvre, a travers toutes les irregularites apparentes, une loi fondamentale a laquelle sa marche est necessairement et invariablement assujettie, Cette loi consiste en ce que Ie systeme intelleetuel de l'homme, considere dans toutes ses parties, a diJ prendre successivement trois caracteres distincts, Ie caractere theologique, Ie caractere metaphysique, et enfin Ie caractere positif ou physique. » Suivent une dizaine de pages de commentaires qui s'achevent en insistant sur la portee generale, universelle meme de la «Ioi»; cf. c.S.S., p. 146 : «Cette loi fondamentale doit etre aujourd'hui le point de depart de toute recherche philosophique sur I'homme et sur la societe. » 47. C.S.S., p. 147, nous soulignons. cs.s.. p. 148. 48. A. PEffi: LA CLASSIFICATION COMTIENNE 83 grande, par leur independance plus ou moins entiere, par leur degre de specialite, et par leur relation plus ou moins directe avec l'homme, quatre motifs qui, quoique ayant chacun une influence distincte, sont, dans Ie fond, inseparabies» 49. Par rapport aux textes precedents, deux « motifs» - Ie degre d'independance des phenomenes et celui de leur specialite - ont ainsi ete aioutes ou au moins explicites. Des lors, on a l'enonce complet des criteres qui seront utilises dans Ie Cours. On a aussi une presentation explicitee des classes de sciences en fonction des « lois» que suivent les phenomenes dont elles s'occupent : « Les phenomenes astronomiques sont Ii la fois les plus simples, les plus generaux et les plus eloignes de l'homme ; ils influent sur tous les autres sans etre influences par eux, du moins Ii un degre sensible pour nous; ils n'obeissent qu'a une seule loi, la plus universelle de la nature, celle de la gravitation. Apres eux viennent les phenomenes de la physique terrestre proprement dite, qui se compliquent des precedents et qui, en outre, suivent des lois speciales, plus bornees dans leurs resultats. Ensuite les phenomenes chimiques, qui dependent des uns et des autres et dans lesquels on apercoit une nouvelle serie de lois, celles des affinites dont les effets sont moins etendus. Entin, les phenomenes physiologiques ou l'on observe toutes les lois de la physique, soit celeste, soit terrestre, et de la chimie, mais modifiees par d'autres lois qui leur sont propres et dent l'influence est encore plus limitee» S0. Le Cours developpera abondamment ce theme de la specificite limitative des lois. 4) Les Considerations apportent aussi sur les deux. dernieres sciences d'importantes precisions: eIIes eclairent en fait certaines evolutions de Comte deja perceptibles dans Ie Plan, mais qui sont maintenant bien plus explicitement assumees, - De la « physiologie » Comte fait ainsi relever pleinement les « phenomenes moraux ». Et alors qu'en 1822 il parlait de « la portion de cette science qui considere les phenomenes specialement appeles moraux » pour y montrer les luttes residuelles des formes d'esprit theologicometaphysique et positif'", en 1825 son ton est celui d'un triomphalisme normatif: 49. c.S.S., p. 147. 50. c.S.S., p. 147-148. 51. Plan, p. 78. 84 REVUE DE SYNIHESE : IV" S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 « II faut distinguer, dans la physiologie, la section relative aux fonctions intellectuelles et atTectives, d'avec celIe qui comprend les autres fonctions organiques [...] Tous ceux qui sont vraiment au niveau de leur siecle savent, par le fait, que les physiologistes considerent aujourd'hui les phenomenes moraux absolument dans Ie meme esprit que les autres phenomenes de l'animalite »52. - Quant a la derniere science, celIe qui reste a faire, Comte se donne l'air d'inventer son appellation de « physique sociale » : « Nous possedons maintenant une physique celeste, une physique terrestre, soit mecanique, soit chimique, une physique vegetale et une physique animale: il nous en faut encore une derniere, la physique sociale, afin que Ie systeme de nos connaissances naturelles soit complet »53. Suivent alors des precisions sur cette « physique sociale », a laquelle Comte attribue expressement « esprit particulier », « methode speciale » et « objet propre » - celui-ci etant les diverses formes de collectif humain : « espece humaine », « genre humain », « societes », « civilisation »54, L'appel a reconnaissance d'une originalite irreductible de la physique sociale se retrouve aussi dans une note sur son articulation avec la physiologie, qui, tout en affirmant leur « relation continue », reclame leur « entiere distinction»; cette note condense en fait certaines discussions de la fin du Plan 55. La promotion ostensible de la « physique sociale » dans ce texte de 1825 est a relever. Dans le COUTS, Comte se declare l'inventeur de l'expression 56, qu'il affirme avoir « construite » des 1822. Or la derniere science recherchee par Comte dans le Plan est Ie plus souvent nommee « politique »; on trouve bien plusieurs fois l'expression « physique sociale » mais seulement dans les dernieres pages 57 OU elle est d'ailleurs employee sans que Comte ait eprouve le besoin d'en souligner l'originalite, comme s'il s'agissait alors d'un vocable assez courant; par contre, Comte revendiquait aussi Ia science nouvelle comme « veritable his52. C.S.S., p. 148; voir aussi p. 149. 53. C.S.S., p. 149-150. 54. C.S.S., p. 150-151. En physique sociale, cr. ibid., p. ISO, il s'agit (( d'expliquer, avec le plus de precision possible, le grand phenomene du developpernent de I'espece humaine [...J c'est-a-dire de decouvrir par quel enchainement necessaire de transformations successives le genre humain, en partant d'un etat a peine superieur a celui des soeietes de grands singes, a ere conduit graduellement au point 011 il se trouve aujourd'hui dans I'Europe civilisee ». 55. Plan, p. 124-128. 56. Cf', par ex., C; I, 45' I., p. 882; II, 46'1., p. IS note; II, 47' I., p. 88 note. 57. Plan, p. 124, 125, 128, 130, 136. A. PETIT : LA CLASSIFICATION COMTIENNE 85 toire », soigneusement dissociee des descriptions d'« annales» et occupee de la coordination et filiation des phenomenes « politiques » 58. L'option des Considerations pour le syntagme « physique sociale », et l'appropriation que s'en fait Comte, essaie de resoudre la question difficile du nouveau champ scientifique. « Politique », « histoire », « physique sociale» et « sociologie» - neologisme que Comte forme bien plus tard S9 - resteront dans la philosophie positive des appellations aux recouvrements ambigus 60. 5) Les Considerations de 1825 participent encore a la consolidation des criteres de classification des sciences en precisant la division entre theorie et pratique. A la fin du texte, Comte en prevoit « un nouveau et demier perfectionnement» : « il devra s'operer dans le corps scientifique une sous-division importante, indispensable [formant] la classe des ingenieurs comme corporation distincte, servant d'intermediaire permanent et regulier entre les savants et les industriels pour tous les travaux particuliers » 61. La distinction theorie/pratique y apparait composee anouveau avec celIe du general/particulier, et declinee en hierarchie redoublee. Ces Considerations prolongent, renforcent, completent done les analyses du Plan. Et en tirent des consequences qu'il faut sans aucun doute aussi entendre comme une protestation contre les tendances saint-sirnoniennes : « Aussi les savants, loin d'avoir a restreindre leur sentiment profond de la dignite theorique, doivent, au contraire, resister avec obstination a toutes les tentatives qui pourraient etre faites, vu l'esprit trop pratique du siecle aetuel, pour les reduire a de simples fonctions d'ingenieurs »62. II reste que, en depit de tous ces developpements et precisions apportees par les Considerations philosophiques sur les sciences et les savants, « la construction d'un systeme general des connaissances humaines », de cette « encyclopedie positive » ou toutes les conceptions devraient se presenter « comme les diverses parties d'un systeme unique et complet » 63 est encore entierement a faire. Les exigences de la classification sont 58. Plan, p. 134, souligne par Comte. 59. c, II, 47' I. 60. Nous avons etudie quelques-unes de ces arnbiguites dans notre article « Comte et Littre : les debats autour de la sociologie positiviste », Communications, 54, 1992, p. 15-37. 61. C.S.S., p. 173. 62. C.S.S., p. 173. 63. C.S.s., p. 157-158. 86 REVUE DE SYNIHESE : IV" S. N''' 1·2, JANVIER·JUIN 1994 maintenant repertoriees : elles ont ete rencontrees au til de reflexions historiques et critiques dans le Plan, puis completees, regroupees, renommees. On a bien une « echelle encyclopedique ». Mais elle ne sera erigee en « loi encyclopedique » que lorsque Comte passera des plans et considerations programmatives, a l'edification du « systeme » meme : dans le COUTS de philosophie positive. II. - LES CANONS DU COURS C'est dans la seconde lecon du Cours que la classification hierarchisee des sciences accede au rang qu'elle aura dorenavant dans la « philosophie positive» : devenant « loi encyclopedique » a la fin de cette lecon 64, elle devient Ie second philosopheme positif, aussi fondamental que la « loi des trois etats », Dans les opuscules, Ie theme classificatoire a pris de plus en plus d'ampleur : esquisse dans l'Appreciation ou il etait annexe etroitement au theme historique, il n'en etait encore qu'a peine decolle dans le Plan, et bien que les Considerations lui accordassent une attention beaucoup plus precise, I'enjeu etait toujours l'illustration/verification de la succession des etats. Dans le COUTS, les deux themes, prennent une importance egale - a chacun est consacree une lecon ; et leur interrelation est toujours affirmee - bien que l'expose circonstancie de la classification et de ses principes suive celui des etats, elle n'est pas presentee comme secondaire, d'ailleurs elle est plusieurs fois enoncee des la premiere lecon ou son importance est annoncee ", I. LES CADRES SYSTEMATIQUES DES PREMIERES LEl;ONS. « Ma classification », disait deja Comte dans les Considerations. Le COUTS en souligne avec insistance la radicale nouveaute. Aucune des propositions faites jusque-la ne convient : « Toutes les echelles eneyclopediques construites [...] d'apres une distinction quelconque des diverses facultes de I'esprit humain sont par cela seul radicalement vicieuses [...] car dans chacune de ses spheres d'activite, notre entendement emploie simultanement toutes ses faeultes principales. Quant Ii 64. C, I, p. 59-61. 65. C, I, I"' I., p. 27, 28, 29. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE 87 toutes les autres classifications proposees, [...j Ies differentes discussions elevees Ii ce sujet ont eu pour resultat definitif de montrer dans chacune des vicesfondamentaux » 66. De plus, Comte explique les echecs repetes des classifications precedentes, ainsi que I'assurance du succes de sa nouvelle proposition, par des conditions historiques : l'incoherence des « etats » des savoirs rendait «jusqu'a ces demiers temps» I'entreprise prematuree, et ce n'est que « dans ces demiers temps» que les classifications des botanistes et zoologistes ont offert un « guide certain» pour tout art de classer'". En tout cas, aux «distinctions plus subtiles que reelles » oul et aux diverses « considerations a priori» de ses predecesseurs, Comte oppose alors sa patiente exigence de criteres homogenes et naturels, et son desir de « systeme » 68. I) Les premieres lecons du Cours reprennent bien des idees et des criteres d'ordonnance mis en place dans les opuscules, mais en les generalisant, en les reordonnant, en les reliant en un reseau qui leur donne une tout autre portee. II en est ainsi de la reference au modele des classifications des naturalistes : elle n'est pas nouvelle puisque Ie Plan l'invoquait pour reclasser les epoques de civilisation de Condorcet, c'est-a-dire pour un probleme precis d'histoire, et Comte en indiquait deja la portee generate?"; mais il s'agit d'en user maintenant pour la classification de l'ensemble meme des sciences; il y a done ici plus que la generalisation du modele, il y a un transfert de son niveau operatoire, Les cadres de la classification installes dans une suite de distinctions preliminaires de la seconde lecon relevent aussi d'une reprise reordonnee de certains propos methodiques des opuscules 70. D'abord deux «divisions» des sciences, s'en referent a la determination de leur champ 71. Puis une distinction d'un autre ordre porte sur la maniere de presenter les sciences: avantages et inconvenients du «mode historique » et du «mode dogmatique » d'exposition sont alors confrontes 72. Ici, pour 66. C. I, 2' I., p. 43, nous soulignons. 67. C. I, 2' I., p. 44. 68. Le terme « systeme » est employe six fois en deux pages! 69. Cf. Plan, p. 110 : « Les naturalistes, etant de tous les savants, ceux qui ont a former les classifications les plus etendues et les plus difficiles, c'est entre leurs mains que la methode generale des classifications a du faire ses plus grands progres [...1En un mot, la classification n'est que l'expression philosophique de la science dont elle suit les progreso Connaitre la classification, c'est connaitre la science, au moins dans sa partie la plus importante. Ce principe est applicable a une science quelconque. » 70. C, I, 2' I., p. 44-54. 71. C. I, 2' I., p. 44-50. 72. C. I, 2' I., p. 50-54. 88 REVUE DE SYNTHESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JOIN 1994 l'elucidation de la classification comtienne, ce sont les «divisions », et leur articulation, qui sont a commenter. a - La premiere division 73 reprend les propos des opuscules sur la speculation et les theories, bases de l'action, des pratiques et des applications: « Tous les travaux humains sont ou de speculation ou d'action. Ainsi, la division la plus generale de nos connaissances reelles consiste Ii les distinguer en theoriques et pratiques [...J Dans un tel travail, c'est la speculation qu'il faut considerer, et non I'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut eclaireir la premiere [...J Les applications les plus importantes derivent constamment de theories formees dans une simple intention scientifique et qui souvent ont ete cultivees pendant plusieurs siecles sans produire de resultats pratiques [...J II est done evident qu'apres avoir COn9u l'etude de la nature comme servant de base rationnelle Ii I'action sur la nature, l'esprit humain doit proceder aux recherches theoriques, en faisant completement abstraction de toute consideration pratique [...J Le premier systeme etant la base du second, c'est evidemment celui qu'il convient de considerer d'abord, meme quand on se proposerait d'embrasser la totalite des connaissances humaines, tant d'application que de speculation. » Des opuscules au Cours, on remarque cependant la traduction insistante des couples speculation/action, theorique/pratique en celui de speculation/application : c'est d'ailleurs la distinction par laquelle Comte resume ses propos 74. Or souligner ainsi la relation d'« application », en allant jusqu'a assimiler « pratique» et « application », c'est leur denier toute autonomie; c'est pour le moins souligner leur dependance par rapport au domaine du theorique-speculatif en accentuant sa preseance, En tout cas, la division entre « connaissances speculatives » et «connaissances d'application » n'etablit pas les unes et les autres au meme niveau. C'est moins une « division» qu'une subordination. Ainsi dans le Cours, il ne semble plus permis de concevoir Ie « purement pratique» qu'envisageait le Plan 75. Le lien de toute action a la speculation theorique est, par contre, tres renforce : « On doit concevoir l'etude de la nature comme destinee Ii fournir la veritable base rationnelle de l'action de I'homme sur la nature, puisque la 73. c., I, 2' I., p. 44-48, nous soulignons. 74. C; I, 2' I., p. 48-50 : « En resume, nous ne devons done considerer dans ce cours que les theories scientifiques et nullement leurs applications» (p. 48). «Ainsi, en resultat [...1 nous voyons 10 que la science humaine se composant, dans son ensemble, de connaissances speculatives et de connaissances d'application, c'est seulement des premieres que nous devons nous occuper ici » (p. 50). 75. Plan, p. 63, 65, 66. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE 89 connaissance des lois des phenomenes [ ] peut seule evidemment nous conduire dans la vie active a les modifier [ ] Toutes leslois que nous parvenons a exercer une action, c'est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d'introduire [...] quelques elements modificateurs [...] » 76. Et Comte parait dorenavant reserver l'appellation de « science» aux seules theories speculatives, preeisees «sciences proprement dites» et « theorie pure» 77, dont it distingue tout « art », et meme les « doctrines intermediaires » des « ingenieurs ». Comte insiste en effet sur la distance entre science et art, en les situant d'ailleurs en ordre hierarchique : « Science, d'ou prevoyance ; prevoyance, d'ou action: telle est la formule qui exprime d'une maniere exacte les relations de la science et de l'art [...] Ce serait se former des sciences une idee bien imparfaite que de les concevoir seulement comme bases des arts, et c'est a quoi malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours » ; aussi Comte invite-toil a « se premunir contre la trop grande influence des habitudes actuelles qui tendent a empecher qu'on se forme des idees justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences» 78. Les precisions sur Ie statut des « ingenieurs », esquisse dans les Considerations, ont la meme signification: « Ce n'est pas immediatement que les sciences s'appliquent aux arts [...]; il existe entre ces deux ordres d'idees un ordre moyen, qui, encore mal determine dans son caractere philosophique est deja plus sensible quand on considere la classe sociale qui s'en occupe specialement, Entre les savants proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs, il commence a se former de nos jours une classe intermediaire, celIe des ingenieurs, dont la destination speciale est d'organiser les relations de la theorie et de la pratique. Sans avoir aucunement en vue Ie progres de connaissances scientifiques, elle les considere dans leur etat present pour en deduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles [...] Le corps de doctrine propre a cette classe nouvelle [...] doit constituer les veritables theories directes des differents arts [...] doctrines intermediaires entre la theorie pure et la pratique directe » 79. En donnant cette place aux ingenieurs, a cOte ou plutot en sus de la distinction des « sciences» et « arts» ou des « sciences» et « techniques », 76. c; 77. c; 78. 79. C; c: I, 2" I., p. 45, nous soulignons. 1,2" I., p. 47,48, 50. I, 2" I., p. 45, nous soulignons. I, p. 46-47, nous soulignons. 90 REVUE DE SYNIHESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 Comte est en train de faire, dans la science meme, la distinction entre science pure et science appliquee 80. L'expression schematique de cette premiere « division» donne done une tripartition de connaissances subordonnees, Oil chaque niveau est « base» pour le niveau suivant qui en est I' « application» : I - Connaissances speculatives ou theoriques ou « sciences proprement dites » ayant pour objet « les theories scientifiques proprement dites » - dont s'occupent « les savants proprement dits » II - « Doctrines intermediaires » ayant pour objet « les conceptions speciales destinees a servir de bases directes aux precedes generaux de la pratique» ou « theories directes des differents arts » - dont s'occupent « les ingenieurs » III - Connaissances pratiques ou connaissances d'application ou « arts » - dont s'occupent « les directeurs effectifs des travaux productifs », II est d'ailleurs a remarquer qu'une telle « division» s'attache plutot a definir des « relations », des conditions de coordination qu'a instaurer des separations 81. Mais sa portee definitionnelle de la notion de « science» nous parait particulierement importante en un temps ou le mot avait souvent une extension et une comprehension bien flottantes 82. b - Pour determiner les « sciences» dont Comte veut faire la classification, la seconde division qu'il combine a la premiere est etablie entre « deux genres de sciences naturelles » : « les unes abstraites, generales, ont pour objet la decouverte des lois qui regissent les differentes classes de phenomenes, en considerant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres concretes, particulieres, descriptives, et qu'on designe parfois sous Ie nom de sciences naturelles proprement dites, 80. Dans un article de Culture technique, 23, 1991, p. 16-31, « Une ou deux chimies: .. pur" et .. applique" en version francaise », Bernadette BENSAUDE-VINCENT montre que ces notions n'apparaissent en France qu'au cours du xrx' siecle. 81. Pierre MACHEREY, dans son commentaire des premieres lecons du COUTS, in Comte, la philosophie et les sciences, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 77-87, souligne justement Ie souci comtien de penser la relation entre la theorie et la pratique. 82. On rappellera que Comte avait plusieurs fois manifeste, dans les oeuvres de jeunesse, ce souci de preeiser I'acceptation du mot science: cf., par ex., Appreciation, p. 24, n. 2; dans Ie Plan, les precisions sur les « savants », p. 73, n. I ; et surtout dans les Considerations de 1825, p. 146, n. I. A. PEm : LA CLASSIFICATION COMTIENNE 91 consistent dans I'application de ces lois Ii I'histoire effective des differents etres existants. Lespremieres sont doncfondamentales [...]; les autres [...] ne sont que secondaires » 83. Pour l'illustrer et justifier, Cornte donne une suite d'exernples. Du premier genre de sciences releve « la physique dogmatique» et du second « l'histoire naturelle » ; entre « la physiologie generale » et « la zoologie et la botanique », entre « la chirnie» et « la mineralogie» les rapports sont analogues; et ils sont generalises en distinction des « deux grandes sections de la philosophie naturelle » : « physique abstraite» et « physique concrete » 84. On soulignera d'abord la reference insistante aux caracteristiques « naturelles » des sciences que Cornte veut classer dans sa « philosophie naturelle » 85. Ceci est a rapprocher des justifications qu'il donne, depuis le Plan, a ses reflexions historiques et logiques, soulignant dans la succession des « etats » cornrne dans l' ordonnance des sciences, leur enchainement « naturel» et leur conformite a la « nature des choses », Dans le COUTS, Comte reaffirme son souci d'une classification naturelle des sciences, la plus naturelle au moins, car, admet-il, « quelque naturelle que puisse etre une telle classification, elle renferme toujours necessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel, de maniere a presenter une imperfection veritable » 86. On remarquera ensuite que la distinction des « deux genres de sciences naturelles » presente quelque ambiguite : car parler de deux « genres » et de deux « sections» invite ales considerer au meme niveau; pourtant cette seconde division, comme la premiere, exprime surtout la subordination aux sciences de « base » des sciences « fondees» sur elles 87, lieux 83. C, I, 2' I., p. 48, nous soulignons. 84. C, I, 2' I., p. 48-49. 85. Voir aussi, dans 1'« Avertissementde l'auteur » au Cours, 1'« analogie » soulignee par Comte entre sa « philosophie positive» et «ce que les savants anglais entendent depuis Newton surtout par philosophie naturelle » (cet avertissement a ete omis in C; voir l'ed. orig. ou les reed. de Littre). 86. C, I, 2' I., p. 50. 87. Pour chacun des exemples donnes, COMlE, in C, I, 2' I., p. 48-49, etablit en effet les relations en ces termes : « Ce sont [...j deux travaux d'un caractere fort distinct que d'etudier en general les lois de la vie ou de determiner Ie mode d'existence de chaque corps vivant en particulier. Cette seconde etude est en outre fondee sur la premiere»; de meme pour la chimie par rapport a la mineralogie : « la premiere est la base rationnelle de la seconde » ; voir encore la generalisation de ces rapports: « une propriete essentielle de cette etude propre des generalites de la physique abstraite est de foumir la base rationnelle d'une physique concrete vraiment systematique»; « les faits connus ne pourront etre coordonnes de maniere a former de veritables theories speciales des ditferents etres de I'univers, que lorsque [oo.j les savants particulierement livres a I'etude des sciences naturelles proprement dites auront reconnu la necessite de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de toutes les sciences fondamentales » (nous soulignons). 92 REVUE DE SYNlHESE : IV S. N'" 1-2, JANVlER·JUIN 1994 d'« application» des lois des premieres. D'une certaine maniere, cette seconde division reitere done les criteres de la premiere. En tous cas, Iii encore la «division» est d'abord un ordre de preeminence etablissant une hierarchie, D'ou Ie schema: A - Sciences abstraites, generales, enoncant les lois des phenomenes; ou sciences fondamentales. B - Sciences concretes, particulieres, descriptives, appliquant les lois; ou sciences secondaires. c - Reste a preciser comment Auguste Comte articule ces deux « divisions », On vient de voir qu'eUes etablissent des relations d'ordre analogues a differents niveaux: ce sont des passages du general au special et particulier, et des rapports de base ou fondement a application qui jouent aussi bien entre les groupes I et II, qu'entre II et III, et entre A et B de nos schemas, Quant aux positions des groupes A et B par rapport aux groupes I, II, III, eUes nous semblent exprimees clairement dans ce resume de Comte 88 : « Ainsi, en resultat de tout ce qui vient d'etre expose dans cette lecon nous voyons : 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble, de connaissances theoriques et de connaissances d'application, c'est seulement des premieres que nous devons nous occuper ici; 2° que les connaissances theoriques ou les sciences proprement dites, se divisanten sciences generales et sciences particulieres, nous ne devons considerer ici que Ie premier ordre. » Selon nous, l'articulation des deux divisions est done celle-ci : I - «Theories scientifiques proprement dites » A = Sciences abstraites B = Sciences concretes II - « Theories des differents arts » III - Pratiques ou arts Le travail de distribution specifique des differents domaines nous semble ici aussi important que I'homogeneite des criteres de repartition 89. 88. C, I, 2' I., p. 50. 89. Michel SERRES, dans l'Introduction, in C, I, p. 9 et 10 surtout et les notes de la 2'1., souligne la reiteration des criteres et des «couples» classificateurs. Cf., egalement, «Auguste Comte, auto-traduit dans l'encyclopedie », Hermes Ill, La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 160-185. Dans son commentaire de la seconde lecon, P. MACHEREY, in op. cit. supra n. 81, p. 81, 89, 106, propose par trois fois des schemas d'ensemble sur Ie mode de celui-ci : 93 A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMTIENNE Ceux-ci etant d'ailleurs ceux qui hierarchisent depuis le Plan, l'apport propre du Cours parait bien etre la procedure de double selection emboitee : dans les connaissances theoriques ou speculatives seules retenues, ne sont retenues ensuite que les sciences generales ou abstraites. Sont provisoirement delaissees les connaissances d'application dans leur ensemble, et dans les connaissances theoriques memes, les particulieres et les concretes 90. 2) Apres toutes ces circonscriptions prealables, Comte expose alors directement des principes pour «obtenir une classification naturelle et positive des sciences fondamentales » et « determiner [..,]la dependance reelle des diverses etudes scientifiques »91 et s'en refere a « la comparaison des divers ordres de phenomenes dont elles ont pour objet de decouvrir les lois ». On retrouve bien encore les criteres organisateurs des opuscules de jeunesse : l'ordre s'etablit des plus simples, des plus generaux aux plus compliques et particuliers ; ce qui les classe aussi selon leur degre de facilite et d'etrangete a I'homme ". Mais on repere aussi quelques differences significatives. Ainsi, accentuant encore la prise en consideration de la « nature» des phenomenes, dans le Cours Comte rejette en fin de liste la consideration du rapport au sujet connaissant. Dans les opuscules, le degre de facilite d'etude etait le premier argument presente pour ordonner les sciences; le Cours le mentionne a peine : dans la premiere lecon, la rapide esquisse de 1'« ordre invariable et necessaire que nos divers genres de conceptions ont suivi » ne s'en refere qu'« a la nature diverse des phenomenes, determines par leur degre de generalite, de simplicite et d'independance reciproque » 93, et dans la seconde lecon «Ie caractere lHEORIE Sciences abstraites Sciences concretes PRATIQUE Or si un tel schema a bien Ie merite de rendre c1airement I'allure hierarchique de la classification comtienne et l'analogie des rapports entre les niveaux, il nous semble instaurer entre eux une continuite discutable; iI resorbe l'une dans I'autre les deux « divisions» dont la difference d'ordre nous parait au contraire importante a souligner. 90. S., IV, chap. III. Ces delais provisoires s'avereront si longs qu'en 1854, la fin de son second grand traite, Comte en est toujours a programmer pour plus tard, et pour ses successeurs, les travaux relatifs a une « encyclopedie concrete », Pierre Laffitte s'attachera effectivement a l'elaborer dans ses Cours de « Philosophie troisieme» (cours oral, 1886-1889). 91. c; I, 2' I., p. 54, nous soulignons. 92. c., I, 2' I., p. 54-55. 93. c, I, Ire I., p. 27, 28. a 94 REVUE DE SYN1HESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 plus ou moins etranger Ii l'homme » est pris en compte seulement par une « consideration auxiliaire » 94. Bref, ce critere, subjectif, est traite comme incident et expletif « L'echelle eneyclopedique » resultant de tout cela ordonne deux grandes « classes )) - l'une relative aux corps bruts, l'autre aux corps organises - elles-memes divisees ; les divisions de la premiere classe sont sousdivisees Ii leur tour. Du cote de la « physique inorganique », se placent ainsi : la « physique celeste ou astronomie, soit geometrique, soit mecanique » ; la « physique terrestre » comprenant « la physique proprement dite » et la « chimie ». Du cote de la physique organique les deux sections sont « la physiologie proprement dite » et la « physique sociale » 95. Ce qui donne schematiquement : PHYSIQUE INORGANIQUE Phys. celeste ou Astronomie Ast. geometrique Ast. mecanique PHYSIQUE ORGANIQUE Phys. terrestre Phys. proprement dite Chimie Physiologie Phys. sociale La encore, on peut dire que des les opuscules cette classification etait de fait installee : le Plan ayant bien insiste sur « l'importante difference » entre « physique des corps bruts ou celle des corps organises » 96, et les Considerations sur les differentes « physiques » 97. II faut souligner cependant que le Cours supprime une des distinctions qu'admettaient les Considerations, entre « physique vegetate) et « physique animale », la juge maintenant « vulgaire » et relevant d'une recherche de symetrie « puerile » 98 : on voit done Comte faire preuve, dans son systeme, d'un esprit de systeme nuance. Mais le propre de l'expose de la classification dans la seconde lecon du Cours semble etre dans l'insistance a montrer que sur « l'echelle encyclopedique» les echelons n'ont pas meme statut", Aussi soulignerons-nous la variete des termes choisis par Comte pour les designer et leur assigner leur situation relative : Comte precise qu'il distingue d'abord des « classes », partagees en «sections », elles94. C, I, 2' I., p. 54. 95. C, I, 2'1., p. 55-58. 96. Plan. p. 131-132. 97. CS.S.• p. 149-150. 98. C, I, 2' I., p. 57 : « On pourrait aisement etablir une symetrie parfaite entre la division de la physique organique et celie exposee pour la physique inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie proprement dite en vegetate et animate [...J Mais la recherchede cette symetrie aurait quelque chose de pueril, si elle entrainait a meconnaitre ou a exagerer les differences effectives des phenomenes. » 99. Cf. P. MACHEREY,Op. cit. supra n. 81, p. 99 : il souligne bien ceci lorsqu'il refuse, fort justement, pour la classification des sciences comtienne un modele de juxtaposition des formes de connaissances sur une sorte de « grille » ; il lui substitue un schema de cercles de plus en plus larges emboites a partir d'un meme point. A. PEm: LA CLASSIFICATION COMllENNE 95 memes sous-divisees en « portions ». Bref, la classification comtienne des sciences n'est pas une simple distribution ou repartition de leur « champ»: elle est surtout une ordonnance hierarchisee. D'ailleurs, Comte a bien choisi pour titre de la deuxieme lecon du Cours : « Considerations generales sur la hierarchie des sciences positives» et non pas « sur la classification». 2. L'INTEGRATION DES MAlHEMATIQUES. Mais dans tous ces discours sur les sciences, il y a eu jusqu'ici une grande absente: les mathematiques, 11 n'en etait guere question dans les ordonnances du Plan, de l'Appreciation ou des Considerations - ce qui est d'ailleurs surprenant chez un auteur dont la formation etait d'abord mathematique, et qui, de plus, meditait alors des Essais de philosophie mathematique 100. Le COUTS assume ce paradoxe et presente ce silence comme volontaire et strategique : les mathematiques sont integrees dans la hierarchie des sciences comtienne tout a la fin de la seconde lecon, placees d'ailleurs a la « base» de l'echelle encyclopedique 101. Or cet ajout in extremis n'est pas sans poser des problemes 102, et traduit certaines ambivalences de la position de Comte vis-a-vis des mathematiques, Certes, il parait leur donner fort bonne place : « vraie base fondamentale » de toute la philosophie naturelle, « instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse employer dans la recherche des lois », Comte les met « a la tete de la philosophie positive» et en fait « Ie veritable point de depart de toute education scientifique » 103; memes idees dans les « Considerations generales sur l'ensemble de la science mathematique » qui la dit « la science la plus ancienne et la plus parfaite de toutes » et « la vraie base rationnelle du systeme entier des connaissances 100. Ces diverses esquisses de philosophie des mathematiques sont repris in £.1., III' partie, ch. XII, « Essais sur quelques points de la philosophie des mathematiques » (1819), ch. XIII, « Essais sur la philosophie des mathematiques, Materiaux » (1819-1820), ch. XIV, « Essais de philosophie mathematique. Materiaux » (1821). 10 1. I, 2' I., p. 63-64. 102. Cf. P. MACHEREY, op. cit. supra n. 81, p. 114: « Par un extraordinaire artifice de mise en scene, Comte a en effet retenu jusqu'au bout les explications consacrees Ii cette science Ii tous egards exceptionnelle qu'est la mathematique [...) Contre une interpretation abstraite de la rationalite, ramenant celle-ci aux normes exclusives d'une science unique, la mathematique, Comte [...) a cherche Ii demontrer qu'il etait parfaitement possible de mettre en place Ie systeme general des connaissances, et surtout de formuler Ie principe de sa dynamique immanente, sans faire Ii aucun moment reference a une procedure more geometrico. » 103. c; I, 2' I., p. 63-64. c: 96 REVUE DE SYNIHESE : IV'S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 positives» 104. Bref, les mathematiques sont pour Comte Ie « berceau » de la positivite, Mais ces propos triomphalistes cotoient des analyses plus reservees. Dans les opuscules de jeunesse, Ie discours de Comte sur les mathematiques etait d'ailleurs parfois tres critique. Le Plan denoncait leur imperialisme dangereux : Comte disqualifiait l'application de l'analyse mathematique a la science sociale comme « chimerique » et « vicieuse» de plusieurs points de vue, se moquant d'abord de la disproportion entre les efforts fournis - un « long et penible travail algebrique x - et leurs resultats - des « propositions presque triviales », et soulignant leur incapacite a rendre compte de la « variabilite perpetuelle » des phenomenes relatifs aux corps organises. Du coup, les mathematiques etaient installees dans une singularite plutot restrictive: « L'analyse mathematique [...J n'est qu'une science purement instrumentale ou de methode. Par ellememe elle n'enseigne rien de reel» 105. Comte mettait fermement en garde contre les seductions de l'abstraction qui renverraient aux illusions metaphysiques ; et denoncait comme « prejuge x l'idee que « hors des mathematiques, il ne peut exister de veritable certitude », II n'etait done pas question d'en faire une science modele. Les Essais sur la philosophie des mathematiques ne leur etait point non plus toujours favorables: Comte ne cachait pas que, selon lui, trop de ses collegues mathematiciens, efficaces en « technie» manquaient de methode et de philosophie Hl6. Le COUTS reprend et developpe ces multiples critiques: Comte y deplore souvent Ie manque d'unite de la science mathematique, revele, remarque-t-il, par Ie « nom multiple» employe habituellement pour la designer; de plus, non seulement l'ensemble du domaine de la « science mathematique » reste difficile a circonscrire, mais il y a un « flou » persistant dans la determination de ses subdivisions 107 ; Comte insiste aussi sur les « grandes limitations reelles de son domaine effeetif'!" et dans les developpements du COUTS, il exprime souvent - et de plus en plus souvent et avec une virulence grandissante - des critiques severes contre les « geometres » 109. Bref, si Comte voit les mathematiques comme berceau de la positivite scientifique, il ne les voit certainement pas comme science reine 110. 104. C, I, 3' I., p. 65, 76. Voir aussi 3' I., p. 71. 105. Plan, p. 119-124. 106. Cf. E.J., p.491-562. 107. C, I, 3'1., p. 65. 108. C, I, 3' I., p. 78-82. 109. Nous avons etudie cette inflation des critiques dans un article « Le corps scientifique selon Auguste Comte : critiques et propositions », a paraitre in La Sociologie de la science, Paris, Meridiens K1incksieck (« Episremologie »), 1994. 110. L'idee que les mathematiques sont chez Comte une seience-reine est tres couramment affirmee : par ex., dans son Grand dictionnaire universel, Pierre Larousse rapporte cette A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMfiENNE 3. 97 LES ENJEUX DE LA CLASSIFICATION COMTIENNE. II faut enfin souligner que Comte, tout en etablissant sa classification, ne cesse d'en commenter la portee multiple. Pour lui, il ne s'agit pas seulement de redistribuer les savoirs. Ses premieres ceuvres partaient d'interrogations politico-sociales et d'un souci de reorganisation; Ii la fin de la seconde lecon du Cours, les quatre « proprietes les plus essentielles » que retient Comte pour valoriser sa hierarchie des sciences montrent qu'il est toujours fidele aux ambitieuses visees de sa jeunesse. Ces proprietes ont bien sur d'abord trait Ii leur interet pour la philosophie des sciences: on dispose enfin d'une conception rationnelle des rapports entre les savoirs, qui de plus rend compte de leur histoire ; par Iii on pourra mieux travailler aux progres des sciences, et evaluer ce que l'on en peut reellement attendre lll. Mais la «propriete la plus developpee », et dite par Comte « la plus interessante », est de determiner « directement Ie veritable plan general d'une education scientifique »112. En fait, pour Comte, ce souci educatif a toujours ete capital. C'est d'ailleurs dans les textes explicitement pedagogiques que l'on a trouve la premiere formulation par Comte d'un propos encyclopedique : en 1819, au sujet des mathematiques, et, lors meme qu'il se cantonnait dans la philosophie des mathematiques, il projetait de depasser les limitations des sciences particulieres par une « philosophie generale »113. Tres tot, chez Comte, pedagogie scientifique et pedagogic philosophique vont de pair: il les veut complementaires; et tout en reconnaissant les necessaires specialites, il refuse pour les sciences l'enfermement disciplinaire qu'il ne cessera de denoncer, et propose pour y remedier la formation de philosophes specialistes des generalites 114 : these comme etant habituellement attribuee a Comte. M. SERRES, in op. cit. supra n. 89, a fort justement rnontre que Comte s'attache en quelque sorte a elire comme science-reine chacune des sciences tour a tour. III. C, I, Ire I., p. 36-39 : ces idees reprennent d'ailleurs celles qui concluaient la premiere lecon ; Comte y soulignait aussi qu'en completant Ie systeme des positivites, et grace a la « physique sociale », on peut esperer trouver comment resoudre les difficultes auxquelles les differents programmes sociaux, jusqu'ici essentiellement empiriques, n'apportaient que des solutions provisoires. 112. C, I, 2' I., p. 60-63. 113. Corr., I, lettre a Valat, 24 sept. 1819, p. 59 : « Si I'on avait des observations de ce genre sur chacune des sciences reconnues comme positives, en prenant ce qu'il y aurait de commun dans tous les resultats scientifiques partiels, on aurait la philosophie generale de toutes les sciences, la seule logique raisonnable. [...] Les philosophies et la philosophie generale seraient des sciences tout aussi sures que les autres, perfectibles comme les autres, qui avanceraient en proportion des autres et qui les feraient avancer a leur tour. » 114. Le projet philosophico-pedagogique de Comte a cette epoque n'innove guere en tant qu'illie la pedagogie d'une science Ii la mise Ii jour de ses principes et methodes identifies a 98 REVUE DE SYNIHESE : IV' S. N'" 1.2, JANVIER-JUIN 1994 « II y a incontestablement aujourd'hui certaines methodes dans la chimie ou la physiologie, qu'il serait utile de transporter dans les rnathematiques, et reciproquement ; on ne Ie fait point [...JC'est que chaque savant est occupe a faire aller sa science particuliere, et ne s'avise point d'extraire et d'apporter des secours aux autres savants, ni d'en aller chercher chez eux. Cela ne peut pas etre meme, sans quoi les sciences partieulieres seraient negligees. II faut done qu'il y ait pour chaque science en particulier une classe de savants uniquement occupes d'en observer les methodes, de les comparer, de les generaliser, de les perfectionner et, en sus de tout cela, une classe de philosophes generaux occupes uniquement de meme a observer ces differentes philosophies, ales comparer, ales generaliser, et ales perfectionner dans leurs rapports mutuels » 115. De plus, Comte a toujours lie ses preoccupations d'une education scientifique generate, au souci de poser correctement les vrais problemes sociopolitiques 116 : « Je crois que ceux qui ignorent les sciences ne doivent pas pouvoir comprendre clairement la distinction tranchee et Ie rapport reel de la theorie et de la pratique [...J » ; « plus j'acquiers d'experience, plus je vois combien est stricte et absolue la condition d'avoir etudie les diverses sciences positives » 1I7. Etablir cette bonne education, qui fait comprendre les vraies priorites, est vite devenu un souci prioritaire de Comte. Les Considerations de 1825 redisaient encore l'importance d'une education bien conduite puisque Comte y rapportait precisement ses desseins eneyclopediques a « l'education intellectuelle de l'espece humaine » (ou sa « philosophie > : comme H. GaUHlER Ie rappelle, in La Jeunesse, t. I, p. 130-143, de nombreux savants, et des maitres de Polytechnique - Lacroix, Carnot entre autres - ant developpe ces liens. Mais ce qui caracterise Ie programme de Comte, c'est qu'i1les envisage pour I'ensemble des sciences; d'emblee I'ambition eneyclopedique est presente : « la philosophie d'une science n'est bien sensible, ne s'apercoit bien distinctement que dans ses rapports avec les autres sciences. » Cf. Essais sur quelques points de la philosophie des mathematiques, in E.]., p. 494-495. 115. CO"., I, lettre a Valat, 24 sept. 1819, p. 59-60. 116. Les differends recents avec Saint-Simon sont bien sur pour beaucoup dans Ie radicalisme des exigences du jeune polytechnicien, tres fier de sa propre education. Cf. CO"., I, lettre a G. d'Eichtal, 5 aout 1824, p. 107 : « Qui, je Ie reconnais de jour en jour par la comparaison avec les autres, tout mon avantage vient d'une education completement et exclusivement positive, Iaquelle je crois, pour Ie dire en passant ne peut encore bien s'acquerir qu'en France, quoique elle n'y soit pas facile a trauver. » 117. CO"., I, lettre a G. d'Eichtal, 6juin 1824, p. 96,98. A. PETIT: LA CLASSIFICATION COMI1ENNE 99 du «genre humain ») 118; et comme il faisait de I'education «philosophique » la base de « l'education sociale », on peut dire qu'il instaurait l'education a la fois comme source et but de la civilisation. La fin de l'opuscule revenait encore sur ce theme en evoquant l'espoir d'une regeneration rapide du corps scientifique et une pressante invitation a reformer « Ie systeme regulier de l'instruction publique » 119. Pour Comte, le caractere primordial que revet l'education etait encore plus nettement marque dans la deuxieme serie de Considerations, celles de 1826, « sur le pouvoir spirituel ». En gros, apres avoir precede a de rapides evocations historiques 120, et avoir fait une sorte de bilan des maux 121, Comte cherchait les remedes dans la promotion d'un nouveau pouvoir spirituel. Or, le premier de la liste des maux relatifs a « l'organisation interieure de chaque peuple » etait « la divagation la plus complete des intelligences» ou « anarchie intellectuelle » 122 ; alors, dans les « fonctions du pouvoir spirituel modeme », Comte inscrivait au premier rang - comme « attribution principale » - «Ia direction supreme de l'education » 123. En analysant avec tant d'insistance les necessites d'une « formation» dans les Considerations de 1825 et 1826, Comte se preparait lui-meme au role de formateur, bientot assume en professant le COUTS de philosophie positive. Les visees educatives du Cours sont en effet soulignees par Comte des Ie Prospectus qui l'annonce 124, et il y revient sans cesse et de divers points de vue dans les lecons d'ouverture. « Presider a la refonte generale de notre systeme d'education » est ainsi une des consequences les plus importantes attendues de l'etablissement de la philosophie positive, longuement commentee dans la premiere lecon 125 : Comte la dit meme d'un 118. c.S.S., p. 143-150. 119. c.S.S., p. 174-175. 120. c.P'S., p. 176-182. 121. c.P.S., p. 182-190. 122. c.P.s., p. 184: « Chacun tendant a se former, par ses seules forces, un systeme d'idees generales, sans remplir aucune des conditions indispensables pour cela, i1 est devenu peu a peu rigoureusement impossible, dans les masses, d'obtenir entre deux esprits seulemenlo un accord reel et durable sur aucune question sociale, meme tres simple. » 123. c.P.S., p. 193. 124. Voir Ie « Prospectus» annoncant Ie COUTS, cite par P. E. de BERRl!DO CARNEIRO, in Corr., I, Introduction, p. XXVII-XXVIII: COMJE souligne que son entreprise « presente pour les progres generaux de I'esprit humain, quatre proprietes principales de la plus haute importance », dont la seconde est de « permettre la reorganisation de notre education generale ». 125. I, 1'"I., p. 31-32. c: 100 REVUE DE sYNTHESE : IV'S, N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 « interet bien plus pressant » que toute autre; et cette education regeneree est prevue de facon maximale : « L'education generate [...] exige absolument un ensemble de conceptions positives sur toutes les grandes classes de phenomenes naturels. C'est un tel ensemble qui doit devenir desormais, [...j meme dans les classes populaires, la base permanente de toutes les combinaisons humaines » 126. Dans la seconde lecon, Ie probleme de « l'education intellectuelle » est repris pour revaluation des avantages et inconvenients respectifs de l'ordre historique ou dogmatique des exposes 127, et Comte termine la presentation de sa classification en soulignant son impact educatif'l" : « la propriete la plus interessante de notre formule encyclopedique [...] c'est de determiner directement Ie veritable plan general d'une education scientifique entierement rationnelle » 129. La classification des sciences presentee comme la base de toute education, elle-rneme presentee comme la base de tout ordre social, a done une importance majeure dans la philosophie positive 130. LA HIERARCHIE DES SCIENCES, FONDEMENT DE LA PHILOSOPHIE POsmVE On peut meme dire qu'a la fin des lecons d'ouverture du COUTS, il y a comme un renversement des priorites entre la loi des trois etats et loi de la hierarchie des sciences. C'est celle-ci qui semble pouvoir seule donner a celle-la toute sa clarte et sa portee : 126, C. T, I'" I., p. 35-36, nous soulignons. 127. C, I, 2' I., p. 51. 128. C, I, 2' I., p. 60-63. 129. C, T, 2' I., p. 60, nous soulignons. Ce prineipe, precise Comte, « eminemment applicable Ii. l'education generale », « I'est aussi particulierement a l'education speciale des savants» ; et c'est pour les progres de la « doctrine» autant que pour ceux de la « methode» qu'une telle « education generale » est dite d'« une si grande importance », « necessaire », « indispensable », etc. 130. On retrouve l'importance de ce souci pedagogique de Comte dans ses dernieres oeuvres : Comte dedicaee la Synthesesubjectiveau premier professeur qui Ie marqua dans sa jeunesse, Ie professeur de mathematiques Daniel Encontre, dont i1 loue la « culture pleinement encyclopedique ». A. PETIT: LA CLASSIfICATION COMTIENNE 101 « C'est suivant l'ordre enonce par cette formule que les differentes theories humaines ont atteint successivement, d'abord l'etat theologique, ensuite l'etat metaphysique, et enfin l'etat positif. Si l'on ne tient pas compte dans l'usage de la loi de cette progression necessaire, on rencontrera souvent des difficultes qui paraitront insurmontab/es, car il est clair que l'etat theologique ou metaphysique de certaines theories fondamentales a du temporairement colncider avec l'etat positif de celles qui leur sont anterieures dans notre systeme encyclopedique, ce qui tend ajeter sur la verification de la loi generale une obscurite qu'on ne peut dissiper que par /a classification precedente » 131. Amendement indispensable de la premiere, la seconde loi est done necessaire pour que la premiere soit correctement et efficacement comprise. Pour Ie systeme comtien, la « loi encyclopedique » est reconnue plus determinante que la loi des trois etats. Le progres des etats etant decales selon les domaines, leur etude est subordonnee aux diverses circonscriptions scientifiques et leur sequence ne peut etre exposee qu'au cas par cas, dans la dispersion. L'ordre de la classification destitue en quelque sorte l'ordre des etats de sa fonction generale et Ie reserve pour ordonner les histoires particulieres 132. La classification, elle, fournit Ie plan d'ensemble. En definitive, la classification des sciences, evoquee d'abord comme en passant, comme constat annexe d' « appreciation» historique, a pris consistance et ampleur au til des opuseules. Puis, elle envahit Ie Cours : des la premiere lecon, elle est requise pour en preciser les buts 133, la seconde lecon lui est consacree, et elle determine la progression de l'oeuvre tout entiere. Dans la seconde lecon du Cours, lorsqu'il distingue « deux modes d'exposition », Ie mode « dogmatique » et Ie mode « historique », Comte admet, tout en optant pour Ie premier, qu'on peut lui reproeher de « laisser ignorer la maniere dont se sont formees les connaissances, ce qui est, en soi, du plus haut interet pour tout esprit philosophique » 134. Nous 131. C. I, p. 59, nous soulignons. 132. D'une certaine maniere, I'histoire elle-mems est invoquee a l'encontre de l'ordre historique pour l'etude des sciences. Cf. C, I, 2' I., p. 53 : « A mesure que la science fait des progres, I'ordre historique d'exposition devient de plus en plus impraticable [...) tandis que l'ordre dogmatique devient de plus en plus possible, en meme temps que necessaire [...) La tendance constante de l'esprit humain Quant a l'exposition des connaissances, est done de substituer de plus en plus a l'ordre historique l'ordre dogmatique.» Et Comte cantonne expressement I' ordre historique dans « les considerations incidentes ». 133. C. I, Ire I., p. 28-29. 134. C. I, 2' I., p. 50-51. 102 REVUE DE SYN1lIESE : IV' S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1994 esperons avoir servi ici ce « haut interet », en etudiant la genese et l'histoire d'un des themes que Comte a plutot presente fort dogmatiquement. Annie PETIT, Universite Blaise-Pascal, Clermont II, Departement de Philosoph ie, 29, bd Gergovia 63037 Clermont-Ferrand (mai 1991). BmLIOGRAPHIE E.J. = Ecrits dejeunesse, 1816-1828, reed. par Paulo E. de BER~DO CARNEIRO et Pierre ARNAUD, La Haye/Paris, Mouton (« Archives positivistes »), 1970. C. = Cours de philosophie positive, 6 vol., 1830-1842, reed. 2 tomes, presentation et notes par Michel SERRES, Francois DAGOGNET, Allal SINACEUR, Jean-Paul EINIHOVEN, Paris, Hermann, 1975. S. = Systeme de politique positive ou Traite de sociologie, 4 vol., 1851-1854, reimpr, in (Euvres d'Auguste Comte, t. VII, VIII, IX et X, Paris, Anthropos, 1970. Les « opuscules primitifs de l'auteur sur la philosophie sociale », repris par Comte lui-meme comme «Appendice general» du tome IV, avec une pagination propre, sont cites ici dans cette edition: Appreciation = Sommaire appreciation de l'ensemble du passe modeme, 1820. Plan = Plan des travaux scientifiques necessaires pour reorganiser la societe, 182211824. c.s.s. = Considerations philosophiques sur les sciences et les savants, 1825. c.P.S. = Considerations sur Ie pouvoir spirituel, 1826. Appel aux conservateurs, 1855, in reimpr, anastaltique des (Euvres d'Auguste Comte, t. XI, Paris, Anthropos, 1970. Corr. = Correspondance generale et Confessions, 8 tomes, Paris, Vrin (« Archives positivistes »), 1973-1990.