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Libé des forêts

Le patriarche d’Allouville-Bellefosse, chêne de vie

L’un des plus vieux arbres de France, âgé de 1 200 ans, est le symbole d’une harmonie possible entre l’homme et la nature.
par Quentin Girard
publié le 26 août 2019 à 17h16

A première vue, ce n'est pas un arbre. Lorsqu'on arrive à Allouville-Bellefosse, en Seine-Maritime, qu'on s'arrête à côté de l'église, il est là, majestueux et biscornu, et il surprend. Oui, on sait que c'est un chêne de douze siècles, probablement le doyen de l'Hexagone, né du temps de Charlemagne et qui aurait vu passer sous ses branches les armées de Guillaume le Conquérant en route vers l'Angleterre. Mais, avec son escalier en colimaçon, sa tige de fer pour le soutenir comme une canne, ses milliers de plaquettes de bois et ses deux chapeaux chinois en haut de ses extrémités pour le protéger de la pluie, cela pourrait être aussi la maison écolo de Merlin l'Enchanteur. On s'attend, à tout instant, à voir surgir les «houhou» bougons du hibou Archimède. Ou alors, peut-être est-ce une église d'un nouveau genre architectural, avec sa croix perchée tout en haut. On est déjà un peu plus près de la vérité : deux chapelles se nichent dans ses cavités naturelles, l'une du XVIIe siècle, l'autre plus récente. Une statue de la Vierge trône dans la première. Les visiteurs y laissent des petits mots : «Maman Marie je veux que tu interviennes auprès de ton fils Jésus-Christ notre seigneur pour mon passage de permis» ou «Mon Dieu, faites que Mathieu mon fils joue les trois derniers matchs de foot à Yvetot.»

Mais n'allez pas imaginer que c'est un pigeonnier ! Là, ça énerve Dominique Dehais, gérante depuis quarante-trois ans du bar-tabac en face, le Pousserdas : «Quand les touristes sont intéressés par l'arbre, je raconte mes histoires. Mais si les gens commencent à me sortir "qu'est-ce que c'est que ce pigeonnier ?" je ne parle pas, ça m'énerve», lance-t-elle de derrière le comptoir, habituée à disserter sur le chêne qu'elle surveille toute la journée. «Je suis même dans des guides hollandais et allemands qui disent de s'arrêter chez moi, dit-elle. C'est marqué que c'est un bar typique… avec une mauvaise photo !» «Faut revenir ici l'hiver quand le petit poêle se met en route, qu'il enfume l'espace», intervient le maire, Didier Terrier, la moustache frissonnante, un demi de bière à la main.

En ce chaud jour d'été, pas besoin de chauffage. Il est 10 h 30, et le soleil tape déjà fort sur l'intersection. L'édile, retraité, ancien commercial en froid industriel, est venu nous présenter le pédonculé, haut de 18 mètres et d'une circonférence de 15 mètres, selon la brochure. Que le majestueux soit encore en vie, après tout ce temps, est un miracle. Plusieurs fois il a été frappé par la foudre, comme en 1912. A la Révolution, en tant que lieu sacré, il a manqué d'être tronçonné. Il fut sauvé par l'instituteur local, qui le déclara «temple de la raison». Dans les années 80, il dépérissait, et il a fallu toute la conviction du professeur de physiologie végétale Robert Bourdu pour le sauver. L'universitaire en fit le symbole des arbres remarquables à redécouvrir, le défenseur d'un patrimoine végétal parfois oublié. Jusqu'à la fin de sa vie, en 2014, il venait de Versailles chaque année le voir, en pèlerinage. La place porte son nom aujourd'hui. «Le chêne, c'était son bébé», dit-on respectueusement.

Un homme, la soixantaine, approche. Jean-Louis Devaux nous a vus discuter de sa fenêtre. Il est menuisier et il s'occupe de l'arbre, comme son père et son grand-père avant lui. Au jour le jour, il bichonne et rafistole le sage. «Il y avait tout un tas de spécialistes qui sont venus pour donner des conseils. Je me souviens de Matthews, le fameux Anglais qui s'occupait de Sherwood. Il préconisait de couper, couper…» On ne la fait pas aux Robin des bois d'Allouville. Plutôt que de suivre les perfides conseils d'Albion, ils décidèrent de dégager le terre-plein autour pour que les racines puissent respirer et de construire une structure métallique en son centre, pour le soutenir. Ça lui donne des airs de Robocop boisé avec, à l'intérieur, une forêt de tubes s'enchevêtrant, comme si on visitait le corps d'un grand blessé.

«Les arbres se creusent naturellement, explique Pierre Rohr, de l'association A.R.B.R.E.S., ancien de l'Office national des forêts. La partie vivante est sur l'extérieur, protégée par l'écorce. On estime que seuls 30 % ou 40 % du chêne est vivant mais il a de belles feuilles, et il produit des glands. C'est un phénomène de réaction après sa quasi-mort dans les années 80. C'est comme les humains qui font des enfants à la sortie de la guerre : il assure sa descendance. Après, il peut tomber malade demain, être attaqué par un champignon… Il peut mourir d'un seul coup ou nous enterrer tous.»

Tout le monde préfère la seconde option. «Allouville sans son chêne redeviendrait une commune comme une autre», dit Didier Terrier. La commune consacre 8 000 euros par an à son entretien. Dès que la sécheresse pointe, des pompes sont activées pour être sûr que le patriarche ne manque jamais d'eau. «On est un petit village de 1 250 habitants, mais on a 25 associations et absolument tous les commerces nécessaires, continue le maire. Je vois les villages à côté, qui ont parfois plus d'habitants, il n'y a rien, pas un commerce, plus de vie. C'est le poumon de notre ville.» En montant dans l'arbre par l'escalier, il est plus facile de s'en rendre compte. Le chêne surplombe la place, caresse l'église de ses feuilles, les deux rues principales s'enlacent sous son ombre et un flot de curieux, jusqu'à 30 000 par an, en voiture, à pied ou à vélo, vient sans cesse admirer ce vieux monsieur chahuté par les saisons.

Dans le bar de Dominique Dehais, entre une affiche vantant le festival de voitures Caux rétro et une affiche vintage pour la liqueur Supercassis, avec un serveur volant comme Superman, trône le poster du film le Chêne d'Allouville, avec Jean Lefebvre. Sortie en 1981, cette comédie, parfois connue sous le nom d'Ils sont fous ces Normands, met en scène les habitants du village luttant pour sauver leur symbole contre le projet de construction d'une autoroute. Comité de défense, concert de soutien, manifestation musclée contre les CRS, mise en place d'une sorte de ZAD avec des barricades, tous les ingrédients des luttes d'aujourd'hui sont là, à une époque où la préservation des feuillus était loin d'être une priorité. L'œuvre a contribué à la popularité du lieu, amenant pendant quelques années des touristes par cars entiers et propageant des légendes, comme celle de l'ermite qui aurait vécu en son sein. «Il faut faire attention, on a inculqué des idées aux gens qui ne sont pas forcément les bonnes», bougonne Jean-Louis Devaux, qui n'aimait pas le piétinement du site dû à l'affluence. Le monument se suffit en lui-même et n'a pas besoin de se voir accoler tout un tas d'histoires fantasmagoriques.

«Quand un arbre barre la route au progrès, on l'abat», dit dans le film un député véreux. A Allouville-Bellefosse, au contraire, le progrès, c'est célébrer les arbres.

800 après J.C. Naissance probable du chêne.

1696 Construction de la première chapelle.

1981 Sortie du Chêne d'Allouville, réalisée par Serge Pénard.

1988 Mise en place de la structure métallique.

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