Des manifestants face à la police anti-émeute à la porte d'Aix à Marseille, le 30 juin 2023

Des manifestants face à la police anti-émeute à la porte d'Aix à Marseille, le 30 juin 2023

afp.com/CHRISTOPHE SIMON

Après la mort de Nahel, le président de la République a très vite qualifié l’acte du policier "d’inexplicable et d’inexcusable". En même temps, nombre de voix au gouvernement se sont empressées d’affirmer que la légitime colère ne saurait justifier les incendies les pillages, les dégradations. Or précisément ce "en même temps" qui tente de placer un curseur à un point d’équilibre entre l’indignation suscitée par le meurtre et l’indignation soulevée par les violences n’a pas de sens. Les lois en matière de sécurité se sont durcies en réponse aux attentats des années 2013-2017. Et le texte encadrant le refus d’obtempérer de la loi du 28 février 2017, et de circulaires d’application, a ajouté de la confusion sur les conditions d’emploi des armes. Accentuant des abus de la police dans les situations d’interpellation, alors qu’ils étaient déjà plus meurtriers en France que ceux que l’on observe en Allemagne ou au Royaume-Uni. De même, s’agissant de maintien de l’ordre, l’usage des lanceurs de balles est aussi beaucoup plus élevé de la part de la police que venant des gendarmes dans des contextes comparables. Ce que l’IGPN, l’instance de contrôle de la police ne conteste pas.

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Cela reflète une dérive plus globale dans les fonctionnements de nos institutions. Ces dernières années ont vu une disqualification délibérée des corps intermédiaires qui ont été souvent contournés, l’initiative publique réduite à l’action de l’exécutif n’est plus relayée, ni portée par les corps intermédiaires. Elle paraît partiale, dépourvue de la légitimité que doit avoir un arbitre. Notre pays est aujourd’hui fracturé comme il ne l’a pas été depuis la guerre d’Algérie. Un gouffre d’incompréhension nourrit dans la jeunesse des villes, et pas seulement dans les zones sensibles, des haines précoces que le temps durcit. On ne peut ignorer que ces haines sont renforcées par l’indiscutable ghettoïsation des populations issues de l’ancien empire colonial, les Noirs et les Maghrébins, dont les rapports avec la police sont devenus exécrables. Parallèlement, l’élévation des consommations de drogues addictives et du deal dans les espaces ségrégués a nourri une culture de la violence et l’emploi croissant d’armes létales.

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Des ressorts différents en 2005

C’est dans ce contexte qu’il faut placer les émeutes déclenchées par le meurtre de Nahel. Parties de Nanterre, elles ont embrasé d’abord l’ouest parisien et très vite se sont étendues dans toute la France. Ces émeutes ont, dit-on, un air de déjà-vu. C’est superficiel et largement faux. Certes, les émeutes viennent plutôt des banlieues populaires des grandes villes mais aussi de bourgs éloignés des grands centres. Il est difficile d’évaluer à chaud les tensions qui structurent l’embrasement. Cependant, à l’examen, ses ressorts ne sont pas ceux qui ont produit les émeutes de novembre 2005 après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois. Ces émeutes, déclenchées par la mort des adolescents qui se sont réfugiés dans un transformateur électrique alors qu’ils se croyaient poursuivis par la police, durèrent trois semaines. Les communes de taille modeste n’ont guère été touchées par elles, et sur quelque 260 villes de plus de 30 000 habitants (pour lesquelles on a des informations) 48 % ont connu des émeutes. Plus de la moitié des villes moyennes ou grandes sont restées à l’écart. En 2005, les émeutes ont également mis plus d’une semaine à se généraliser – l’usage des réseaux sociaux n’est pas encore répandu – et si les images télévisées favorisent une émulation, la contagion a une temporalité plus lente.

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Les déterminants sociaux de 2005 sont très nets : il y aune corrélation étroite entre les taux de chômage élevés des moins de 25 ans et les lieux des embrasements. Certes, ces jeunes qui s’adressent violemment à l’Etat sont dépourvus de bagage scolaire et s’ils ne sont pas encore sur le marché du travail, les difficultés de leurs grands frères à trouver un emploi les ont démotivés d’apprendre. C’est une France des banlieues des grandes villes, les cités en ZUS dans le jargon administratif, qui flambent. Très massives en Seine Saint-Denis, les émeutes ont touché des zones qui ont déjà fait l’objet d’actions publiques de rénovation ou de requalification, incluant des zones franches. Ainsi, parmi les villes comportant des ZUS, 67 % ont connu des émeutes contre moins de 44 % des villes qui n’ont pas de quartiers sensibles. On observe également un lien net entre l’importance relative des familles nombreuses et les émeutes. Ce n’est pas la proportion de la population immigrée dans les villes qui est déterminante, car la fréquence des émeutes n’est pas précisément corrélée à cette proportion d’immigrés. Ce sont les frustrations et le ressentiment des adolescents élevés dans des familles nombreuses au sein des quartiers urbains pauvres.

Extrême tension entre les jeunes et les institutions

Les émeutes qui ont embrasé la France ces jours derniers ont des formes bien différentes et une tout autre structure que celles de 2005. Certes les incendies et les affrontements avec les forces de l’ordre dominent : sur les quelque 260 communes retenues, 52 % ont connu des émeutes au cours des quatre premières nuits. Parmi les villes gagnées par les émeutes, 61 % ont vu des affrontements avec les forces de l’ordre, des dégradations ou destructions visant les institutions – mairies, écoles, commissariats, centres des impôts, bibliothèques, médiathèques et transports publics ; 56 % ont connu des incendies de toute nature des bâtiments publics, trams, bus, magasins, voitures, poubelles ; dans 30 % des villes touchées, les faits majeurs relevés dans la presse sont des pillages, des vols dans des magasins et des destructions de vitrines. Dans beaucoup de villes les incendies et attaques des institutions vont de pair. En revanche, les pillages sont souvent dissociés des actions visant les bâtiments publics. L’importance de ces pillages et vols commis parfois avec des moyens puissants – voitures et camions béliers – dans un dessein d’appropriation (caddies amenés à l’avance) contraste avec la rareté de ces pillages lors des émeutes d’il y a dix-sept ans. En outre, nombre de quartiers des villes où les infractions à la législation sur les stupéfiants sont les plus nombreuses sont restés à l’écart des pillages et des actions d’appropriation crapuleuses.

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Au total, il n’y a guère de recoupement entre les villes impliquées en 2005 et en 2023, à l’exception naturellement des plus grandes villes. Et, plus précisément, parmi les villes qui ont connu des émeutes en 2005, seules 44 % en ont connu en 2023, alors que parmi les villes restées "calmes" en 2005, 58 % ont vécu cette année des émeutes. Le lien négatif entre les distributions géographiques des deux épisodes émeutiers est remarquable. Outre la différence due à l’importance des pillages, on observe que les mouvements actuels ne sont pas sensiblement plus fréquents dans les communes où le taux de chômage des jeunes est élevé, ni où la proportion des grandes familles est forte. Les émeutes de cet été expriment une extrême tension entre les jeunes et des institutions, police au premier chef, qui globalement pourraient avoir été amplifiées par la densité des contrôles d’identité dans le contexte de la montée en puissance du trafic de drogues.

On ne connaît pas l’âge des émeutiers mais ils sont, selon des témoignages concordants, très jeunes (30 % de mineurs interpellés), c’est le baptême du feu pour beaucoup. L’homicide délibéré de Nahel, dont les images ont circulé, a suspendu les règles de vie ordinaires et, bien sûr, la légitimité de l’action publique, ouvrant la voie à un surgissement de colère destructrice et festive, éruptive et volatile. Les concerts de klaxons qui accompagnent les incendies et les actions les plus spectaculaires circulant sur les réseaux donnent à ces journées le caractère d’un inquiétant potlatch moderne, dont la France est championne.

* Hugues Lagrange est chercheur émérite CNRS CRIS-Sciences Po. Dernier ouvrage paru : Les maladies du bonheur (PUF)

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