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Há festa na Mouraria • Amália, Marceneiro

25 Mai 2023

Fait suite à :

Arco do Marquês do Alegrete (Lisboa, Portugal), detalhe = Arc du marquis d'Alegrete (Lisbonne, Portugal), détail. Photographe : Estúdio Mário Novais. [Avant 1946]. Biblioteca de arte, Fundação Calouste Gulbenkian.
Arco do Marquês do Alegrete (Lisboa, Portugal) = Arc du marquis d’Alegrete (Lisbonne, Portugal). Photographe : Estúdio Mário Novais. [Avant 1946]. Biblioteca de arte, Fundação Calouste Gulbenkian.
L’arc (aussi appelé Porta da Mouraria) était l’une des portes pratiquées dans la muraille de 1375. Il fait face à la chapelle de la Senhora da Saúde, dont la façade est visible au second plan. À gauche, on aperçoit la face orientale du palais du marquis d’Alegrete, démoli en 1946. L’immeuble que traverse l’arc (et l’arc lui-même) ont été démolis en 1961.

Toute personne visitant Lisbonne débouche tôt ou tard sur l’étrange place Martim Moniz, une vaste balafre dans le tissu urbain, si absurde qu’aucun des plans d’aménagement qui se sont succédés depuis les années 60 ne parvient à la sauver de sa laideur. Elle n’est située qu’à quelques minutes de marche du Rossio, le cœur de Lisbonne. Sur son rebord, juste à la rupture de la pente de la colline du Château où se déploie la Mouraria : la chapelle de la Senhora da Saúde, comme échouée, déposée ici par une ancienne marée.

Au lieu de la place Martim Moniz (et de quelques espaces contigus) s’étendait jusqu’aux années 1950 la Baixa da Mouraria — la partie basse du quartier — qui abritait une population aux conditions de vie précaires. On y trouvait quelques édifices remarquables : la grande église du Socorro, construite après le tremblement de terre de 1755 ; le théâtre Apolo, inauguré en 1866 ; le palais du marquis d’Alegrete, commencé en 1694, jamais complètement achevé. Abîmé par le tremblement de terre, mal entretenu, il se trouvait dans les années 1940 en piteux état, voué à des échoppes d’artisans, scierie, barbier, marchand de machines à écrire et autres, mais toujours orné de ses somptueux portails. Il s’appuyait sur l’une des portes pratiquées dans la muraille de 1375, la Porta da Mouraria (le quartier se trouvant à cette époque hors les murs) désignée ensuite du nom « d’arc du marquis d’Alegrete » (Arco do marquês do Alegrete).

Les bordels, dans lesquels le fado a probablement éclos, les cabarets et les guinguettes, dans lesquels il s’est diffusé, existaient à profusion dans la Baixa da Mouraria, particulièrement réputée pour ses lupanars.

Or, prise d’un désir « d’hygiénisation » et de modernisation (en excipant notamment de la nécessité d’un axe de circulation large et continu reliant le petit noyau central de la capitale à la sortie nord de l’agglomération), la Ville de Lisbonne a fait démolir entre 1946 et 1958 toute la Baixa da Mouraria. Seule la chapelle de la Senhora da Saúde, favorisée par sa valeur symbolique et sa situation marginale, s’est sauvée de cette passion destructrice.

C’est à cela que fait référence le refrain du Fado da Senhora da Saúde, que chantait Hermínia Silva en 1953 (voir le billet précédent) : « Ma chère Mouraria, / Le progrès peut te démolir / Il y aura toujours pour toi / La tendresse d’une prière. / Mouraria, Mouraria, / On veut te moderniser / Mais aujourd’hui ta gaieté / Ne convainc ni ne trompe », Lourenço Rodrigues, 1898-1975, Fado da Nossa Senhora da Saúde, 1953, extrait).

Arco do Marquês do Alegrete (Lisboa, Portugal) = Arc du marquis d'Alegrete (Lisbonne, Portugal). Photographe : Estúdio Mário Novais. Après 1946. Biblioteca de arte, Fundação Calouste Gulbenkian sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).
Arco do Marquês do Alegrete (Lisboa, Portugal) = Arc du marquis d’Alegrete (Lisbonne, Portugal). Photographe : Estúdio Mário Novais. [Entre 1946 et 1961]. Biblioteca de arte, Fundação Calouste Gulbenkian sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).
La photo est prise dans une perspective inverse du cliché précédent et lui est postérieure. Le palais du marquis d’Alegrete n’existe déjà plus. L’immeuble que traverse l’arc (et l’arc lui-même) résisteront jusqu’en 1961. À leur place s’élève aujourd’hui un centre commercial. La construction basse à gauche était un cinéma de quartier, le Salão Lisboa, qui a fermé en 1971, désormais privé de son public. Le bâtiment a été conservé ; il existe toujours.

Le fado d’Hermínia prend pour sujet la procession annuelle de la Senhora da Saúde. Ce thème a inspiré deux autres fados, très célèbres l’un et l’autre. Leurs textes respectifs, antérieurs au début des démolitions, évoquent l’atmosphère qui régnait dans toute la Mouraria vers les années 1920, alors que le fado prospérait dans son biotope d’origine et que le terme même de fadista revêtait une toute autre connotation qu’aujourd’hui : il en émanait un fort relent de « mauvaise vie ».

Ces deux fados portent le même titre : Há festa na Mouraria (« La Mouraria est en fête ») et se chantent sur la même musique : le Fado Marcha d’Alfredo Marceneiro. Ils comportent quelques vers en commun, l’un étant une sorte de glose, ou de variation, sur l’autre. Le premier en date est celui de Gabriel de Oliveira (1891-1953), dans lequel apparaît pour la première fois le personnage de Rosa Maria, la prostituée de la Rua do Capelão, érigée par la suite en une sorte d’archétype que plusieurs autres fados mettent à contribution, à commencer par le second Há festa na Mouraria, d’António Amargo (1886-1933). Marceneiro a créé les deux versions, mais n’a enregistré que la seconde, assez tard (1965).

C’est Amália Rodrigues qui, la première, en 1952, a publié sur disque la version de Gabriel de Oliveira. En voici un enregistrement réalisé par elle l’année précédente (1951), resté inédit jusqu’en 2014 :

Amalia Rodrigues (1920-1999)Há festa na Mouraria. Gabriel de Oliveira, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Marcha do Marceneiro).
Amália Rodrigues, chant ; Raul Nery, guitare portugaise ; Santos Moreira, guitare.
Enregistrement : Lisbonne (Portugal), Établissements Valentim de Carvalho, 97-99, rua nova do Almada, 1951.
Première publication dans l’album No Chiado / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 2014.


Há festa na Mouraria,
é dia da procissão
da senhora da saúde.
Até a Rosa Maria
da rua do Capelão
parece que tem virtude.

La Mouraria est en fête,
C’est le jour de la procession
De Notre-Dame de la Santé
Et même la Rose-Marie
De la rue du Chapelain
Semble toute chasteté.

Naquele bairro fadista
calaram-se as guitarradas:
não se canta nesse dia,
velha tradição bairrista,
vibram no ar badaladas,
há festa na Mouraria.

Dans ce quartier si fadiste
Les guitares se sont tues :
En ce jour on ne chante pas,
Le quartier a ses traditions.
L’air résonne de carillons,
Il y fête à la Mouraria.

Colchas ricas nas janelas,
pétalas soltas no chão.
Almas crentes, povo rude
anda a fé pelas vielas:
é dia da procissão
da senhora da saúde.

Dessus de lits aux fenêtres,
Pétales répandus sur le sol,
Âmes pieuses, peuple rude,
La foi défile dans les ruelles
C’est le jour de la procession
De Notre-Dame de la Santé.

Após um curto rumor
profundo siléncio pesa:
por sobre o largo da Guia
passa a Virgem no andor.
Tudo se ajoelha e reza,
até a Rosa Maria.

Une courte rumeur s’élève
Et sombre dans un profond silence
Car voici, sur le Largo da Guia
La Madone sur sa litière.
Tous s’agenouillent en prière,
Jusqu’à la Rose-Marie.

Como que petrificada,
em fervorosa oração,
é tal a sua atitude,
que a rosa já desfolhada
da rua do Capelão
parece que tem virtude.

Comme pétrifiée
En une fervente oraison,
Son attitude est telle
Que la rose déjà fanée
De la rue du Chapelain
Semble toute chasteté.
Gabriel de Oliveira (1891-1953). Há festa na Mouraria (années 1920). Gabriel de Oliveira (1891-1953). La Mouraria est en fête, trad. par L. & L. de Há festa na Mouraria (années 1920).

Alfredo Marceneiro a choisi d’enregistrer la version d’António Amargo, qui recherche le pittoresque et emploie volontiers l’imagerie traditionnellement associée à l’univers fadiste. C’est une scène de genre vigoureuse, qui convient à ce chanteur au timbre singulier, à la voix fluette mais si expressive. Son Há festa na Mouraria est aux antipodes de celui d’Amália.

Alfredo Marceneiro (1891-1982)Há festa na Mouraria. António Amargo, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Marcha do Marceneiro).
Alfredo Marceneiro, chant ; Francisco Carvalinho & Ilídio dos Santos, guitare portugaise ; Orlando Silva, guitare.
Enregistrement : Paço d’Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho, 1964.
Première publication dans l’album Há festa na Mouraria / Alfredo Marceneiro. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1965.


Desde manhã, os fadistas
Jaquetão, calça esticada
Se aprumam com galhardia
Seguem as praxes bairristas
É data santificada
Há festa na Mouraria

Depuis ce matin les fadistes,
Veste croisée, culotte ajustée,
Se redressent et portent beau
Selon la coutume du quartier.
Car c’est une date sacrée :
Il y fête à la Mouraria.

Toda aquela que se preza
De fumar, falar calão
Pôr em praça a juventude
Nessa manhã chora e reza
É dia da procissão
Da senhora da saúde

Toute cette plèbe qui s’honore
De fumer, parler l’argot
Et de mettre à l’encan la jeunesse,
Ce matin soupire et prie,
Car c’est jour de procession
De Notre-Dame de la Santé.

Nas vielas do pecado
Reina a paz tranquila e santa
Vive uma doce alegria
À noite, é noite de fado
Tudo toca, tudo canta
Até a Rosa Maria

Dans les ruelles du péché
Règne une paix tranquille et sainte.
Une douce joie s’est établie
Et la nuit au fado est vouée.
On joue de la guitare, on chante,
Même la Rose-Marie.

A chorar de arrependida
A cantar com devoção
Numa voz fadista e rude
Aquela rosa perdida
Da Rua do Capelão
Parece que tem virtude

Elle pleure son repentir
Et chante avec dévotion
D’une voix fadiste et rude
Et cette rose corrompue
De la rue du Chapelain,
Paraît pénétrée de vertu.
António Amargo (António Correia Pinto de Almeida, 1886-1933). Há festa na Mouraria (années 1920). António Amargo (António Correia Pinto de Almeida, 1886-1933). La Mouraria est en fête, trad. par L. & L. de Há festa na Mouraria (années 1920).

Eduardo Portugal (1900-1958). Rua da Mouraria, Lisbonne, novembre 1950. Arquivo municipal de Lisboa, PT/AMLSB/CMLSBAH/PCSP/004/EDP/001055.
Eduardo Portugal (1900-1958). Rua da Mouraria, Lisbonne, novembre 1950. Arquivo municipal de Lisboa, PT/AMLSB/CMLSBAH/PCSP/004/EDP/001055.

En épilogue de ce long billet, revoici Amália. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à elle, Há festa na Mouraria figurait parmi mes fados préférés. Toutes ces rimes en -ude m’enchantaient, surtout ce vers : Almas crentes, povo rude. Je ne connaissais alors que l’enregistrement réalisé en 1967, avec un ensemble instrumental plus fourni qu’en 1951 (et 1952), un timbre de voix plus riche et une science de l’interprétation consommée. Cette version est restée ma préférée, probablement parce que c’était la première entendue.

Amália Rodrigues (1920-1999)Há festa na Mouraria. Gabriel de Oliveira, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Marcha do Marceneiro).
Amália Rodrigues, chant ; Raul Nery & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Paço de Arcos (Lisbonne, Portugal), studios Valentim de Carvalho, mars-avril 1967.
Première publication dans l’album Fados 67 / Amália Rodrigues. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1967.

À suivre.

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Arco do Marquês do Alegrete (Lisboa, Portugal), detalhe = Arc du marquis d'Alegrete (Lisbonne, Portugal), détail. Photographe : Estúdio Mário Novais. [Avant 1946]. Biblioteca de arte, Fundação Calouste Gulbenkian.

7 commentaires leave one →
  1. antoinenaik permalink
    25 Mai 2023 14:13

    Je suis très heureux de lire cette synthèse, par ailleurs joliment illustrée, sur la destruction par l’Estado Novo du quartier qui était, plus encore qu’Alfama peut-être, le coeur historique et symbolique du fado.

    C’est tout de même le comble, pour un régime qui a fait de cette musique l’un des pilliers de sa propagande et de son idéal de « vertu populaire ». C’est qu’en effaçant ce quartier et sa mémoire, il fallait en réalité faire oublier ce fado originel, celui du « vice » et de la misère, qui n’était visiblement guère du goût des autorités…

    En termes de désastre urbain, patrimonial et humain, je crois qu’on ne peut lui comparer que la destruction de l’ « Alta » de Coïmbra et celle des Halles de Paris, entreprises sensiblement pour les mêmes raisons moralo-hygiénistes inspirées de le Corbusier.

    L’ironie de l’histoire, c’est que c’est en partie cette laideur de la place Martim Moniz qui préserve aujourd’hui la partie nord du quartier de la gentrification… Quant aux problèmes sociaux, ils sont toujours là, à ceci près que la drogue a remplacé la prostitution d’autrefois.

    • 25 Mai 2023 16:21

      En effet, j’ai pensé aux Halles de Paris et aussi à la zone de Beaubourg.

      J’ai constaté qu’il y avait eu des projets d’ensembles immobiliers pour le Martim Moniz. Aucun n’a été réalisé — il faut dire qu’ils étaient tous assez déconcertants, chacun à sa manière, vous avez peut-être vu quelques-unes des maquettes. Monumentaux, mastocs, un peu dans le genre de Coimbra, oui. Architecture fasciste, moche.

      J’ai appris aussi (je l’ignorais complètement) qu’avant la décision de tout démolir, il y a eu un projet de ceinture routière de la Baixa, en partie souterraine. Elle passait sous la Baixa da Mouraria, avec une entrée au niveau de la partie sud de l’actuel Martim Moniz, depuis l’ancienne Rua da Palma, il me semble (je ne me rappelle plus bien, maintenant).

      • antoinenaik permalink
        25 Mai 2023 19:53

        Non, je n’ai pas eu la « chance » de voir ces maquettes, mais vous me rendez curieux.
        Quant à la traversée souterraine, cela prouve au moins que certains ont cherché à éviter la catastrophe, mais ce n’était pas vraiment dans le style de la maison…

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